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Les Mains libres de Paul Eluard et Man Ray, séquence de terminale L

Beau comme la rencontre  sur une table de dissection d’un parapluie et d’une machine à coudre.

Isidore Ducasse alias le Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, 1868.

Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie, J-C G, 2006

Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie, J-C G, 2006

Cette étrange comparaison, reprise d’ailleurs par André Breton dans Le Manifeste du Surréalisme en 1924, illustre parfaitement un des principes fondamentaux du mouvement : effectuer des rapprochements inattendus et improbables afin de faire jaillir une « révélation », fruit de la « collision » d’objets et/ou de mots. C’est dans cette quête artistique que s’inscrit résolument le recueil Les Mains libres de Paul Éluard et Man Ray, collaboration entre un poète et un peintre publiée en 1937. Nous allons voir que cette collaboration ne constitue pas une exception dans les parcours respectifs des deux artistes. Certains éléments de biographie ayant trait aux deux amis vont nous montrer que chacun d’eux s’est engagé dans la voie de la création artistique à deux mains, alliant photographies et textes, dessins et poèmes, tableaux et vers.

Couverture de l'édition Jeanne Bucher, Paris 1937

Couverture de l’édition Jeanne Bucher, Paris 1937

Paul Éluard : ses collaborations

« Pour collaborer, peintres et poètes se veulent libres. La dépendance abaisse, empêche de comprendre, d’aimer. Il n’y a pas de modèle pour qui cherche ce qu’il n’a jamais vu. A la fin, rien n’est aussi beau qu’une ressemblance involontaire »

Donner à voir, extrait de « Physique de la poésie », 1939

Vous trouverez ci-dessous des exemples de collaborations artistiques auxquelles le poète a participé. Afin d’en savoir plus nous vous conseillons de consulter le lien http://www.lettresvolees.fr/eluard/collaborations.html où un tableau complet des œuvres partagées vous est proposé.

 

Paul Eluard

Paul Eluard

1913  Premiers poèmes 1913  Poèmes de jeunesse publiés à compte d’auteur et illustrés par Ciolkowski, peintre et dessinateur.

1922  Répétitions  recueil illustré par le peintre Max Ernst avec des collages et des dessins.

1925  Le poète écrit pour les peintres Picasso, Paul Klee et André Masson. Il possède de nombreux tableaux de peintres dadaïstes et surréalistes (dont plus de trente œuvres de Max Ernst). Il crée lui-même des collages et dessine.

1930 Man Ray photographie le groupe surréaliste : Éluard, Arp, Crevel, Breton, Tanguy, Dali, Tzara, Ernst et Man Ray lui-même.

Le groupe surréaliste. Photographie de Man Ray

Le groupe surréaliste. Photographie de Man Ray

1935  Les nuits partagées sont illustrées de deux dessins de Dali et le recueil Facile comprend des photographies de Man Ray dont le modèle est Nush, l’épouse d’Éluard.

1937  Éluard expose son poème Victoire pour Guernica avec le célèbre tableau de Pablo Picasso Guernica. Le 10 Novembre paraissent Les Mains libres. Le recueil Appliquée est enrichi par les œuvres de Valentine Hugo.

1939 Publication de Médieuses avec des lithographies de Valentine Hugo.

Médieuses. Illustrations de Valentine Hugo

Médieuses. Illustrations de Valentine Hugo

1941 Publication de Moralité du sommeil dont les exemplaires de l’édition de luxe sont illustrés par le peintre belge René Magritte.

Paul Éluard, René Magritte. Moralité du sommeil

Paul Éluard, René Magritte. Moralité du sommeil

1944  Paris respirait encore, recueil de poèmes avec des gouaches de Jean Hugo.

1948  Des dessins de Max Ernst accompagnent le recueil A l’intérieur de la vue, 8 poèmes visibles.

1949 Jeux vagues la poupée avec des photographies de l’artiste allemand Hans Bellmer.

1951  Le poète écrit Visage de la paix agrémenté de lithographies de Pablo Picasso. En Décembre paraît Le Phénix avec 18 dessins de Valentine Hugo et des textes de l’écrivain bulgare Hristo Botev.

 

Pablo Picasso. Le visage de la paix

Pablo Picasso. Le visage de la paix

Force est donc de constater que les collaborations artistiques ont ponctué  l’œuvre de Paul Éluard de bout en bout sur près de quarante années de création. Les échanges entre textes et images sont constants et variés et participent à une redéfinition des rapports entre l’écrit et le travail pictural. A ce titre, la collaboration avec Man ray dans Les Mains libres illustre de façon éclatante cette volonté de reconsidérer la coexistence des textes et des images qui ne sont plus assignés aux comparaisons réductrices, aux interprétations littérales. Ce souffle nouveau sur la création artistique, le Surréalisme le doit à des femmes et à des hommes qui se sont affranchi des barrières de l’art traditionnel pour apporter une liberté régénératrice et vivifiante à la poésie et aux arts graphiques. Parmi eux, Man Ray.

 

Paul Eluard par Salvdor Dali, huile sur carton. 1929.

Paul Eluard par Salvdor Dali, huile sur carton. 1929.

 

Man Ray : ses innovations, son évolution

Je peins ce que je ne peux pas photographier, je photographie ce que je ne peux pas peindre.

Man Ray

Man Ray

Man Ray

1911  Première œuvre abstraite intitulée Tapestry, réalisée grâce à des morceaux de tissu pris dans un catalogue. Man Ray a 21 ans.

Man Ray. Tapestry. 1911

Man Ray. Tapestry. 1911

1915  Rencontre avec Marcel Duchamp. Publication de A book of diverse writings, recueil de poèmes d’Adon Lacroix accompagné de calligraphies et de lithographies de Man Ray.

1917  Premiers aérographes, œuvres peintes avec un pulvérisateur, technique rare à l’époque. Attiré par le monde de la technologie, l’artiste est à la recherche de nouvelles techniques picturales. Ainsi il n’hésite pas à intégrer des objets réels dans ses tableaux. Il reprend à Marcel Duchamp l’idée du « ready-made », ou « objet tout fait », « déjà prêt ».

Man Ray. Aérographe. 1917

Man Ray. Aérographe. 1917

1920  Man Ray se tourne vers la photographie qu’il considère comme un art à part entière. Avec Marcel Duchamp il expérimente la photographie stéréoscopique (qui reproduit une perception du relief à partir de deux images). Les expériences artistiques se multiplient : dessin, création d’objets, cinéma, sculpture.

1921  L’artiste américain arrive en France (il y restera jusqu’en 1940). Il présente 35 de ses œuvres à Paris. Des textes de  Louis Aragon, de Paul Éluard et d’autres membres du mouvement Dada accompagnent les œuvres. Man Ray crée Cadeau et les premiers « rayographes » paraissent (la rayographie se crée sans l’usage d’une caméra, les objets laissant directement leur empreinte sur la surface photosensible).

1923  Premier film, Le Retour à la raison. Il joue dans le film de René Clair Entracte en compagnie de Marcel Duchamp, Picabia et Erik Satie. Il participe à la première exposition surréaliste à Paris. Son inventivité plaît à ce nouveau mouvement artistique, mais c’est surtout son esprit d’homme libre et son refus du conformisme qui en font une figure de proue du Surréalisme : « J’essaie tout simplement d’être le plus libre possible. Dans ma façon de travailler ; dans le choix de mon sujet. Personne ne peut me dicter ses ordres ou me servir de guide. On peut me critiquer par la suite, mais c’est trop tard. L’œuvre est accomplie. J’ai goûté à la liberté. La tâche a certes été rude, mais cela valait bien la peine…»

Les expositions s’enchaînent tout comme les films, Anemic Cinema et Emak Bakia en 1926, L’Étoile de mer en 1928, Les Mystères du château de dés en 1929.

1930  Nouvelle technique photographique avec la solarisation qui, selon l’artiste, doit permettre de « photographier les rêves ». Man Ray est maintenant connu internationalement. Il multiplie les expériences et les expositions.

Man ray. Solarisation

Man Ray. Solarisation

1935  Il publie des photographies dans le recueil Facile de Paul Éluard.

Poème de Paul Éluard. Photographie de Man Ray

Poème de Paul Éluard. Photographie de Man Ray

1937  Il donne des dessins à Paul Éluard afin que celui-ci les illustre de ses poèmes. Ce sera Les Mains libres.

Paul Eluard, Les Mains libres

Paul Eluard, Les Mains libres

1940  Il fuit la guerre et retourne aux États-Unis où il restera 12 ans.

1952  Retour à Paris. Aquarelles, photographies, pièces de jeux d’échecs. Man Ray participe à de nombreuses expositions rendant hommage au Dadaïsme et au Surréalisme. Des rétrospectives lui sont consacrées partout dans le monde.

1963  Publication de son autobiographie, Self Portrait. Man Ray insiste sur le fait qu’il n’a jamais recherché une ressemblance immédiate dans son œuvre.

 

1972  Exposition Mains libres en Italie. Man ray y présente 10 sculptures en bronze inspirées des dessins du recueil poétique de 1937.

1976  Man Ray meurt après avoir exposé à la Biennale de Venise.

 

 

LES MAINS LIBRES

Une collaboration artistique originale

En travaillant ensemble à ce recueil réunissant poèmes et œuvres picturales, Paul Éluard et Man Ray s’inscrivent dans une tradition artistique ancienne. En effet, avant eux, des peintres et des poètes avaient joint leurs talents afin de produire des œuvres où images et textes se répondaient. Cependant, ce qui fait l’originalité du recueil Les Mains libres  c’est qu’il redéfinit les rapports entre images et textes jusqu’à remettre en cause la notion d’illustration telle qu’elle est traditionnellement admise. En effet, nous allons voir que cette collaboration artistique redéfinit complètement les rapports qu’entretiennent, dans leur contiguïté, dessins et poèmes.

 

I)                   Qu’est-ce qu’une illustration ?

Le titre précis de l’œuvre est : Les mains libres, Dessins de Man Ray, illustrés par les poèmes de Paul Éluard. On constate d’abord que, contrairement à l’habitude qui veut que ce soient les dessins qui illustrent l’écrit, le rapport est inversé : c’est Man Ray qui a proposé ses dessins à Éluard. Il s’agit donc là d’une inversion du processus d’illustration, inversion qui illustre le goût des surréalistes pour combattre les conventions et brouiller les pistes artistiques. A ce titre nous considérons communément que l’illustration d’un poème par un dessin et vice versa, doit tenir compte du contenu du texte ou du dessin : ce ne sera pas toujours le cas, loin s’en faut, du travail de nos deux hommes ! Nous verrons ainsi que, si certains poèmes entretiennent des rapports clairs avec les dessins de Man Ray, d’autres s’en libèrent et fonctionnent de manière autonome.

II)                 Éluard dépasse l’illustration

En effet le texte d’Éluard peut s’éloigner, plus ou moins, du dessin de Man Ray. Il interprète alors le dessin à sa façon, et l’illustration devient alors une interprétation personnelle. A partir d’un paysage dessiné par Man Ray le poète va « peindre » son propre paysage mental, délaissant la surface de l’illustration traditionnelle pour « interpréter » et surprendre le lecteur. Éluard le Surréaliste a le goût de l’étrange, de la métamorphose, de l’invention et si ses mots « illustrent » les dessins de son ami, c’est au sens propre qu’il faut entendre l’expression : si illustrer c’est « apporter la lumière », le poète apporte un éclairage particulier  au texte qui permet au lecteur d’inventer lui-même le rapport entre le dessin et le poème. On comprend alors le titre du recueil : les mains libres sont les mains du peintre qui crée,  celles du poète qui engendre, celles du lecteur qui s’approprie.

III)              Le lisible et le visible

Le Surréalisme va travailler à ce rapprochement entre le lisible et le visible en établissant de nouveaux rapports entre la poésie et l’image. A cet égard Paul Éluard fait part de ses réflexions dans un recueil de textes au titre évocateur Donner à voir paru en 1939 et dont une partie s’intitule « Physique de la poésie ». Il y explique ce qu’il attend de cette nouvelle proximité entre les peintres et les poètes, fustigeant la tradition de l’illustration traditionnelle qu’il juge pauvre, voire sans intérêt. Au contraire il fait l’éloge du peintre Pablo Picasso dont il compare la quête artistique à la sienne : « Il est devant un poème comme le poète devant un tableau. Il rêve, il imagine, il crée. Et soudain, voici que l’objet virtuel naît de l’objet réel, qu’il devient réel à son tour, voici qu’ils font image, du réel au réel, comme un mot avec tous les autres. »

Une nouvelle alliance entre le texte littéraire et l’image génère alors, dans l’œil du lecteur / spectateur, de  nouvelles images jaillissant d’un « entre-deux » créateur.

 

IV)              Une incitation à la rêverie

Dessins et poèmes peuvent fonctionner librement les uns par rapport aux autres, mais s’ils sont autonomes, leur proximité peut être la source d’ « une fécondation réciproque qui résulte de leur différence » comme le souligne Jean-Charles Gateau dans son livre Paul Éluard et la peinture surréaliste (1910-1933). Les dessins de man Ray n’ont pas été conçus pour illustrer les poèmes et les poèmes d’Éluard ne sont pas destinés à « décrypter » les dessins de l’artiste américain. De leur rencontre, de leur association, de leur collaboration, sourdent de nouvelles images qui retiennent l’attention du lecteur et ensemencent son imaginaire. Double création, donc, que les œuvres des Mains libres, aux contenus le plus souvent mystérieux et énigmatiques qui déconcertent le lecteur / spectateur et le projettent dans une autre dimension.

En lisant Les mains libres nous devons donc faire preuve d’imagination et créer nos propres images à partir de celles que le livre propose. A ce titre, nous serons attentifs aux images que le poète utilise, aux sons, aux rythmes qui parcourent ses poèmes associés aux dessins de Man Ray, à leurs lignes, leurs traits. Il s’agit là d’un immense rébus difficile à élucider, mais nous avons les mains libres pour le faire !

 

11112 = 111  12 = Man Ray

 

Nush, Paul Eluard, Adrienne Fidelin, Man Ray

Nush, Paul Eluard, Adrienne Fidelin, Man Ray

 

 

 

 

10 réponses
  1. avatar
    sabine dit :

    bonjour pouvez vous me dire où je peux trouver ce photomontage de foire avec les 4 têtes d’eluard, fidelin sur la plage ?
    merci beaucoup
    SP

  2. avatar
    Hniminau dit :

    Toujours aussi intérésant !
    C’est un grand plaisir de travailler avec vous Mr Hottin ! Merciii Mr . Bon courage pour la suite !

  3. avatar
    Wawalahae dit :

    Ça se voit que M. Hottin est fan de ce proverbe : « ne remets pas à demain ce que tu peux faire aujourd’hui ». De plus ça nous permet d’avoir un avant-goût de ce qui nous attend l’année prochaine. Encore une fois merci monsieur Hottin mais aussi pour M. Collet et le site du lycée. Sur ce joyeux Noël et bonne année et à l’année prochaine.

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  1. avatar approval dit :

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    Les Mains libres de Paul Eluard et Man Ray, séquence de terminale L

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