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Le Triomphe de l’amour


« J’ai tout employé pour abuser des cœurs dont la tendresse était l’unique voie pour obtenir la vôtre, et vous étiez l’unique objet de tout ce qu’on m’a vu faire ».

Phocion. Acte III, scène 9

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Présentation

Dans le cadre de l’objet d’étude ayant trait au théâtre, les élèves de Première  vous proposent de partager avec eux l’étude d’une œuvre singulière de Marivaux, Le triomphe de l’amour. En voici les perspectives d’étude, ainsi que la problématique à traiter.

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Perspective dominante : des faux-semblants ou de l’art du trompe-l’œil dans une comédie du XVIIIème siècle.

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Perspectives complémentaires : étude de l’histoire littéraire et culturelle. Etude des genres et des registres. L’argumentation et ses effets sur le destinataire. Les rapports maître/valet.

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Problématique : de l’artifice comme moyen de séduction. Ou dans quelle mesure la mystification est-elle indispensable à la révélation de la vérité dans une comédie du XVIIIème siècle ?


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Au sujet de l’auteur

Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, romancier et journaliste, est surtout connu en tant qu’auteur de comédies (une quarantaine entre 1712 et 1761 !) Auteur prolixe, il s’est souvent attaché, dans des comédies sentimentales par exemple, à mettre en scène les atermoiements psychologiques  de jeunes gens masqués à dessein. Les titres de certaines pièces ne laissent d’ailleurs aucun doute sur la nature de l’intrigue. Voyez plutôt… L’amour et la vérité (1720), La surprise de l’amour (1722), La double inconstance (1723), Le Prince travesti (1724), La fausse suivante (1724), L’heureux stratagème (1733), La méprise (1734), Les fausses confidences (1737)… et bien d’autres encore.

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Au sujet du Triomphe de l’amour

C’est une comédie en trois actes mettant en scène une princesse, Léonide alias Phocion qui, tombant amoureuse du séduisant Agis, décide de tout faire pour parvenir à ses fins. Mais avant cela il lui faudra écarter, (et de quelle manière !!), le précepteur-philosophe du bel Agis, Hermocrate, ainsi que la sœur de ce dernier, Léontine. Elle usera pour cela d’armes terriblement efficaces, telles que le travestissement, le mensonge, la corruption. Mais tout cela au nom de la vertu, de la vengeance, de la politique… et de l’amour véritable !

Cette pièce reste, même si elle n’a pas connu le succès escompté à l’époque, emblématique du théâtre de Marivaux, où alternent scènes comiques et scènes sentimentales,  déclarations d’amour naïves et sentiments faux. Bref rien que de très humain, hier comme aujourd’hui !

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Au sujet du marivaudage

L’expression est apparue du vivant même de l’auteur, et a donné le verbe « marivauder » à connotation péjorative. En effet, il faut entendre par marivaudage, toute conversation amoureuse durant laquelle les sentiments intimes s’expriment de manière précieuse et compliquée. Bref, deux jeunes gens qui « marivaudent » tardent à aller au but et ont plutôt tendance à se laisser aller au badinage galant… et superficiel. C’est ce que de nombreux critiques reprochaient à certaines œuvres de Marivaux où les conversations amoureuses avaient une grande importance.

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Au sujet du tableau

Il s’agit d’une œuvre du peintre florentin Lorenzo Lippi, artiste du XVIIème siècle, qui s’intitule Allégorie de la simulation. Le masque, objet de théâtre et symbole de la dissimulation, évoque de manière explicite les fausses apparences, un des thèmes fondamentaux du théâtre marivaudien. Ici, il tombe et la jeune fille démasquée plante délibérément son regard dans le notre. C’est, au sens propre, une révélation. L’œil sévère, la bouche pincée, hautaine, elle renonce aux artifices.  Le fruit qu’elle tient à la main est une grenade entr’ouverte, contenant qui laisse apparaitre son contenu.  La gangue déchirée  laisse entrevoir une confusion de graines charnues. Là encore, le symbole est fort : il ne faut pas se fier aux apparences, elles sont parfois trompeuses…

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Vous trouverez ci-dessous les textes présentés par les élèves au baccalauréat.

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Texte 1
Scène 1, acte I
L’EXPOSITION

Léonide sous le nom de Phocion
Corinne sous le nom d’Hermidas

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Phocion
Nous voici, je pense, dans les jardins du philosophe Hermocrate.
Hermidas
Mais, Madame, ne trouvera-t-on pas mauvais que nous soyons entrées si hardiment ici, nous qui n’y connaissons personne ?
Phocion
Non, tout est ouvert ; et d’ailleurs nous venons pour parler au maître de la maison : restons dans cette allée en nous promenant, j’aurai le temps de te dire ce qu’il faut à présent que tu saches.
Hermidas
Ah ! il y a longtemps que je n’ai respiré si à mon aise ! Mais, princesse ; faites-moi la grâce tout ; si vous voulez me donner un régal bien complet, laissez-moi le plaisir de vous interroger à ma fantaisie.
Phocion
Comme tu voudras.
Hermidas
D’abord vous quittez votre cour et la ville, et vous venez ici avec un peu de suite, dans une de vos maisons de campagne où vous voulez que je vous suive.
Phocion
Fort bien.
Hermidas
Et comme vous savez que, par amusement, j’ai appris à peindre, à peine y sommes-nous quatre ou cinq jours, que vous enfermant un matin avec moi, vous me montrez deux portraits, dont vous me demandez des copies en petit, et dont l’un est celui d’un homme de quarante-cinq ans, et l’autre celui d’une femme d’environ trente-cinq, tous deux d’assez bonne mine.
Phocion
Cela est vrai.
Hermidas
Laissez-moi dire : quand ces copies sont finies, vous faites courir le bruit que vous étiez indisposée, et qu’on ne vous voit pas ; ensuite, vous m’habillez en homme, vous en prenez l’attirail vous-même, et puis nous sortons incognito toutes deux dans cet équipage là, vous avec le nom de Phocion, moi avec celui d’Hermidas que vous me donnez ; et après un quart d’heure de chemin nous voilà dans les jardins du philosophe Hermocrate, avec la philosophie de qui je ne crois pas que vous ayez rien à démêler.
Phocion
Plus que tu ne penses.
Hermidas
Or, que veut dire cette feinte indisposition, ces portraits copiés ? Qu’est-ce que c’est que cet homme et cette femme qu’ils représentent ? Que signifie la mascarade où nous sommes ? Que nous importent les jardins d’Hermocrate ? Que voulez-vous faire de lui ? Que voulez-vous faire de moi ? où allons-nous ? que deviendrons-nous ? à quoi tout cela aboutira t-il ? Je ne saurais le savoir trop tôt, car j’en meurs.
Phocion
Ecoute-moi avec attention. Tu sais par quelle aventure je règne en ces lieux ; j’occupe une place qu’autrefois Léonidas frère de mon père, usurpa sur Cléomène son souverain, parce que ce prince, dont il commandait les armées, devint pendant son absence, amoureux de sa maîtresse, et l’enleva. Léonidas outré de douleur, et chéri des soldats, vint comme un furieux attaquer Cléomène, le prit avec la princesse son épouse, et les enferma tous deux. Au bout de quelques années, Cléomène mourut, aussi bien que la princesse son épouse, qui ne lui survécut que six moi, et qui en mourant mit au monde un prince qui disparut, et qu’on eut l’adresse de soustraire à Léonidas, qui n’en découvrit jamais la moindre trace, et qui mourut enfin sans enfants, regretté du peuple qu’il avait bien gouverné, et qui lui vit tranquillement succéder son frère à qui je dois la naissance, et au rang de qui j’ai succédé moi-même.
Hermidas
Oui ; mais tout cela ne dit encore rien de notre déguisement, ni des portraits dont j’ai fait la copie, et voilà ce que je veux savoir.
Phocion
Doucement : ce prince, qui reçut la vie dans la prison de sa mère, qu’une main inconnue enleva dès qu’il fut né, et dont Léonidas ni mon père n’ont jamais entendu parler, j’en ai des nouvelles moi.
Hermidas
Le ciel en soit loué ! vous l’aurez donc bientôt en votre pouvoir.
Phocion
Point du tout ; c’est moi qui vais me remettre au sien.
Hermidas
Vous, Madame, vous n’en ferez rien, je vous jure ; je ne le souffrirai jamais : comment donc ?
Phocion
Laisse-moi achever. Ce prince est depuis dix ans chez le sage Hermocrate qui l’a élevé, et à qui Euphrosine, parente de Cléomène, le confia, sept ou huit ans après qu’il fut sorti de prison ; et tout ce que je te dis là, je le sais d’un domestique, qui était il n’y a pas longtemps au service d’Hermocrate, et qui est venu m’en informer en secret dans l’espoir d’une récompense.
Hermidas
N’importe, il faut s’en assurer, Madame.
Phocion
Ce n’est pourtant pas là le parti que j’ai pris ; un sentiment d’équité, et je ne sais quelle inspiration m’en ont fait prendre un autre. J’ai d’abord voulu voir Agis (c’est le nom du prince). J’appris qu’Hermocrate et lui se promenaient tous les jours dans la forêt qui est à côté de mon château. Sur cette instruction, j’ai quitté, comme tu sais, la ville ; je suis venue ici, j’ai vu Agis dans cette forêt, à l’entrée de laquelle j’avais laissé ma suite. Le domestique qui m’y attendait, me montra ce prince, lisant dans un endroit du bois assez épais. Jusque là j’avais bien entendu parler de l’Amour ; mais je n’en connaissais que le nom. Figure-toi, Corine, un assemblage de tout ce que les Grâces ont de noble et d’aimable ; à peine t’imagineras-tu les charmes, et de la figure, et de la physionomie d’Agis.
Hermidas
Ce que je commence à imaginer de plus clair, c’est que ces charmes-là pourraient bien avoir mis les nôtres en campagne.
Phocion
J’oublie de te dire que lorsque je me retirais, Hermocrate parut ; car ce domestique en se cachant, me dit que c’était lui, et ce philosophe s’arrêta pour me prier de lui dire, si la princesse ne se promenait pas dans la forêt, ce qui me marqua qu’il ne me connaissait point. Je lui répondis assez déconcertée, qu’on disait qu’elle y était, et je m’en retournai au château.
Hermidas
Voilà certes une aventure bien singulière.
Phocion
Le parti que j’ai pris l’est encore davantage ; je n’ai feint d’être indisposée et de ne voir personne, que pour être libre de venir ici ; je vais, sous le nom du jeune Phocion qui voyage, me présenter à Hermocrate, comme attiré par l’estime de sa sagesse ; je le prierai de me laisser passer quelque temps avec lui, pour profiter des ses leçons : je tâcherai d’entretenir Agis, et de disposer son cœur à mes fins. Je suis née d’un sang qu’il doit haïr ; ainsi je lui cacherai mon nom ; car de quelques charmes dont on me flatte, j’ai besoin que l’amour, avant qu’il me connaisse, les mette à l’abri de la haine qu’il a sans doute pour moi.
Hermidas
Oui ; mais, Madame, si sous votre habit d’homme, Hermocrate allait reconnaître cette dame à qui il a parlé dans la forêt. Vous jugez bien qu’il ne vous gardera pas chez lui.
Phocion
J’ ai pourvu à tout, Corine, et s’il me reconnaît, tant pis pour lui ; je lui garde un piège, dont j’espère que toute sa sagesse ne le défendra pas. Je serai pourtant fâchée qu’il me réduise à la nécessité de m’en servir ; mais le but de mon entreprise est louable, c’est l’amour et la justice qui m’inspirent. J’ai besoin de deux ou trois entretiens avec Agis, tout ce que je fais est pour les avoir : je n’en attends pas davantage, mais il me les faut ; et si je ne puis les obtenir qu’aux dépens du philosophe, je n’y saurais que faire.
Hermidas
Et cette sœur qui est avec lui, et dont apparemment l’humeur doit être austère, consentira-t-elle au séjour d’un étranger aussi jeune, et d’aussi bonne mine que vous ?
Phocion
Tant pis pour elle aussi, si elle me fait obstacle ; je ne lui ferai pas plus de quartier qu’à son frère.
Hermidas
Mais, Madame, il faudra que vous les trompiez tous deux ; car j’entends ce que vous voulez dire ; cet artifice-là ne vous choque-t-il pas ?
Phocion
Il me répugnerait, sans doute, malgré l’action louable qu’il a pour motif ; mais il me vengera d’Hermocrate et de sa sœur qui méritent que je les punisse ; qui depuis qu’Agis est avec eux, n’ont travaillé qu’à lui inspirer de l’aversion pour moi, qu’à me peindre sous les traits les plus odieux, et le tout sans ma connaître, sans savoir le fond de mon âme, ni tout ce que le ciel a pu y verser de vertueux. C’est eux qui ont soulevé tous les ennemis qu’il m’a fallu combattre, qui m’en soulèvent encore de nouveaux. Voilà ce que le domestique m’a rapporté d’après l’entretien qu’il surprit. Eh d’où vient tout le mal qu’ils me font ? Est-ce parce que j’occupe un trône usurpé ? Mais ce n’est pas moi qui en suis l’usurpatrice. D’ailleurs, à qui l’aurais-je rendu ? Je n’en connaissais pas l’héritier légitime ; il n’a jamais paru, on le croit mort. Quels torts n’ont-ils donc pas. Non, Corine, je n’ai point de scrupule à me faire. Surtout conserve bien la copie des deux portraits que tu as faits, qui sont d’Hermocrate et de sa sœur. A ton égard, conforme-toi à tout ce qui m’arrivera, et j’aurai soin de t’instruire à mesure de tout ce qu’il faudra que tu saches.
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ANALYSE TEXTE 1  Acte I, scène 1  L’exposition

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Cette scène d’exposition présente un couple traditionnel de comédie : la maîtresse et sa suivante, couple au coeur d’une mystification dont la maîtresse est l’instigatrice et la suivante une précieuse auxiliaire. Cette première scène est d’une importance capitale car elle va permettre au spectateur de connaître un passé qui détermine le dessein de Léonide ainsi que les éléments d’une intrigue dont la complexité exige une introduction détaillée.

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I) Un exposé nécessaire

a) La domestique a la parole

D’abord soulignons que la première didascalie ne laisse aucun doute sur le fait que nous avons affaire à une mystification (pseudonymes révélateurs). Surtout, nous pouvons remarquer que c’est « Hermidas » qui, dans un premier temps, a le monopole de la parole (voir les répliques). Cela peut sembler artificiel, mais cette façon de faire était conventionnelle : le dialogue permet d’informer les spectateurs de ce que les personnages savent déjà. Nous sommes bien là dans le cadre de la double énonciation. C’est donc Hermidas qui est chargée de situer présentée, et de donner toutes les informations sur ce qu’il y a eu antérieurement : départ de la ville / copie des deux portraits homme et femme / la prétendue indisposition / le subterfuge vestimentaire / les pseudonymes / l’arrivée chez Hermocrate. On note que tout semble avoir été minutieusement préparé et qu’il y a bien un plan derrière tout cela.

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b) Un étonnement révélateur

Cette série d’actions est bien énigmatique aux yeux d’Hermidas. Ainsi, après une série de phrases déclaratives vont se succéder, en une seule réplique, 9 interrogatives (à relever) auxquelles on s’attend que Phocion va répondre. C’est à partir de là d’ailleurs que phocion va s’accaparer la parole (voir réplique), puisqu’elle va commencer à donner des explications.

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II) Des précisions d’ordre historique

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Texte 2
Scène 3, Acte II
Amour et amitié

Agis, Phocion

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Agis
Votre cœur partage donc les sentiments du mien ?
Phocion
Mille fois plus que je ne saurais vous le dire !
Agis
Laissez-moi vous en demander une preuve : voilà la première fois que je goûte le charme de l’amitié ; vous avez les prémices de mon cœur, ne m’apprenez point la douleur dont on est capable quand on perd son ami.
Phocion
Moi ! vous l’apprendre ! Agis ; eh ! le- pourrais-je sans en être la victime !
Agis
Que je suis touché de votre réponse ! Ecoutez le reste : souvenez- vous que vous m’avez dit qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous voir toujours, et sur ce pied là voici ce que j’imagine.
Phocion
Voyons.
Agis
Je ne saurais si tôt quitter ces lieux, d’importantes raisons que vous saurez quelque jour, m’en empêchent ; mais vous, Phocion, qui êtes le maître de votre sort, attendez ici que je puisse décider du mien : demeurez près de nous pour quelque temps ; vous y serez dans la solitude, il est vrai ; mais nous y serons ensemble ; et le monde peut-il rien offrir de plus doux, que le commerce de deux cœurs vertueux qui s’aiment ?
Phocion
Oui, je vous le promets, Agis : après ce que vous venez de dire, je ne veux plus appeler le monde, que les lieux où vous serez vous-même.
Agis
Je suis content : les dieux m’ont fait naître dans l’infortune ; mais puisque vous restez, ils s’apaisent ; et voilà le signal des  faveurs qu’ils me réservent.
Phocion
Ecoutez aussi, Agis : au milieu du plaisir que j’ai de vous voir si sensible, il me vient une inquiétude ; l’amour peut altérer bientôt de si tendres sentiments ; un ami ne tient point contre une maîtresse.
Agis
Moi de l’amour ! Phocion, fasse le ciel que votre âme lui soit aussi inaccessible que la mienne ! Vous ne me connaissez pas ; mon éducation, mes sentiments, ma raison, tout lui ferme mon cœur ; il a fait le malheur de mon sang, et je hais, quand j’y songe, jusqu’au sexe qui nous l’inspire.
Phocion, d’un air sérieux.
Quoi ! ce sexe est l’objet de votre haine, Agis ?
Agis
Je le fuirai toute ma vie.
Phocion
Cet aveu change tout entre nous, seigneur : je vous ai promis de demeurer en ces lieux ; mais la bonne foi me le défend, cela n’est plus possible, et je pars : vous auriez quelque jour des reproches à me faire ; je ne veux point vous tromper, et je vous rends jusqu’à l’amitié que vous m’aviez accordée.
Agis
Quel étrange langage me tenez-vous là, Phocion ? D’où vient ce changement si subit ? Qu’ai-je dit qui puisse vous déplaire ?
Phocion
Rassurez-vous, Agis, vous ne me regretterez point ; vous avez craint de connaître ce que c’est que la douleur de perdre un ami, je vais l’éprouver bientôt ; mais vous ne la connaîtrez point.
Agis
Moi, cesser d’être votre ami ?
Phocion
Vous êtes toujours le mien, seigneur, mais je ne suis plus le vôtre, je ne suis qu’un des objets de cette haine, dont vous parliez tout à l’heure.
Agis
Quoi, ce n’est point Phocion ?…
Phocion
Non, seigneur ; cet habit vous abuse, il vous cache une fille infortunée qui échappe sous ce déguisement à la persécution de la princesse : mon nom est Aspasie ; je suis née d’un sang illustre dont il ne reste plus que moi. Les biens qu’on m’a laissés, me jettent aujourd’hui dans la nécessité de fuir. La princesse que je les livre avec ma main à un de ses parents qui m’aime et que je hais. J’appris que, sur mes refus, elle devait me faire enlever sous de faux prétextes, et je n’ai trouvé d’autre ressource contre cette violence, que de me sauver sous cet avis, qui me déguise. J’ai entendu parler d’Hermocrate, et de la solitude qu’il habite, et je venais chez lui sans me faire connaître, tâcher du moins, pour quelque temps, d’y trouver une retraite. Je vous y ai rencontré, vous m’avez offert votre amitié, je vous ai vu digne de toute la mienne ; la confiance que je vous marque, est une preuve que je vous l’ai donnée, et je la conserverai malgré la haine qui va succéder à la votre.
Agis
Dans l’étonnement où vous me jetez, je ne saurais plus moi-même démêler ce que je pense.
Phocion
Et moi je le démêle pour vous : adieu, seigneur ; Hermocrate souhaite que je me retire d’ici ; vous m’y souffrez avec peine ; mon départ va vous satisfaire tous deux, et je vais chercher des cœurs, dont la bonté ne me refuse pas un asile.
Agis
Non, Madame, arrêtez… votre sexe est dangereux, il est vrai, mais les infortunés sont trop respectables.
Phocion
Vous me haïssez, seigneur.
Agis
Non, vous dis-je, arrêtez, Aspasie ; vous êtes dans un état que je plains : je me reprocherais de n’y avoir pas été sensible ; et je presserai moi-même Hermocrate, s’il le faut, de consentir à votre séjour ici, vos malheurs m’y obligent.
Phocion
Ainsi vous n’agirez plus que par pitié pour moi : que cette aventure me décourage ! Le jeune seigneur qu’on veut que j’épouse me paraît estimable ; après tout, plutôt que de prolonger un état aussi rebutant que le mien, ne vaudrait-il pas mieux me rendre ?
Agis
Je ne vous le conseille pas, Madame, il faut que le cœur et la main se suivent. J’ai toujours entendu dire, que le sort le plus triste, est d’être uni avec ce qu’on n’aime pas ; que la vie alors est un tissu de langueurs ; que la vertu même, en nous secourant, nous accable ; mais peut-être sentez-vous, que vous aimerez volontiers celui qu’on vous propose.
Phocion
Non, seigneur ; ma fuite en est une preuve.
Agis
Prenez-y donc garde : surtout, si quelque secret penchant vous prévenait pour un autre ; car peut-être aimez-vous ailleurs, et ce serait encore pis.
Phocion
Non, vous dis-je ; je vous ressemble ; je n’ai jusqu’ici senti mon cœur, que par l’amitié que j’ai eu pour vous ; et si vous ne me retiriez pas la vôtre, je ne voudrais jamais d’autre sentiment que celui-là.
Agis, d’un ton embarrassé
Sur ce pied-là, ne vous exposez pas à revoir la princesse ; car je sui toujours le même.
Phocion
Vous m’aimez donc encore ?
Agis
Toujours, Madame, d’autant plus qu’il n’y a rien à craindre ; puisqu’il ne s’agit entre nous que d’amitié, qui est le seul penchant que je puisse inspirer, et le seul aussi, sans doute, dont vous soyez capable.
Phocion et Agis en même temps
Ah !

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Analyse Texte 2         Acte II, scène 3          « Votre cœur…Ah ! »

Cette scène se situe au moment où Phocion a gagné l’amitié d’Agis et va révéler qu’il est une femme, sans aller jusqu’à dévoiler sa véritable identité. Il s’agit d’une scène de mystification dans laquelle il est plus question, pour Phocion, d’amour que d’amitié.

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I)                   Agis et Phocion : une amitié particulière

a)      L’attitude d’Agis

Dès le début du passage, nous remarquons que les termes qu’emploie Agis pour évoquer ses sentiments envers Phocion sont assez ambigus, équivoques, et qu’ils sont très proches de ceux qu’on emploie dans un entretien amoureux : « Votre cœur…sentiments du mien (synecdoque) / voilà la première fois que je goûte le charme de l’amitié / vous avez les prémices de mon cœur / …il ne tiendrait qu’à moi de vous voir toujours / …deux cœurs vertueux qui s’aiment / Je suis content… »

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b)      L’attitude de Phocion

Phocion, quant à lui, ne peut réprimer sa joie d’être aimé par Agis : « Mille fois plus que je ne saurais vous le dire ! / Moi ! vous l’apprendre ! Agis ; eh ! le-pourrais-je sans en être la victime ! » (quadruple exclamation et hyperbole). « Oui, je vous le promets… » L’attitude de Phocion va radicalement changer lorsqu’elle va apprendre de quelle manière Agis considère les femmes en voulant tester ses sentiments : « …un ami ne tient point contre une maîtresse».

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c)      Agis et les femmes

Là encore, l’attitude d’Agis est troublante et la véhémence de ses réponses illustre cette ambiguïté : phrases exclamatives (« Moi de l’amour ! »…), accumulation des raisons de son hostilité (éducation, sentiment, raison, histoire familiale), usage du verbe « haïr ». Agis voue une véritable aversion à l’égard des femmes, ce qui déstabilise totalement Phocion qui voit son plan menacé. Le travestissement qu’elle avait choisi n’est plus adapté à la situation, et il lui faut, partiellement, se démasquer : « … la bonne fois me défend…, ce n’est plus possible…, je ne veux point vous tromper ». Usage du futur proche (« je vais l’éprouver bientôt ») et du futur simple (« vous ne la connaîtrez point ») qui prouvent que Phocion a un projet et qu’elle s’adapte à la situation très adroitement.

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II)                Une révélation partielle

a)      Une stratégie fondée sur le mensonge

Une longue réplique va lui permettre d’inventer une histoire de toute pièce, ce qui va l’amener à dévoiler sa « féminité » : « Non, seigneur ; cet habit vous abuse, il vous cache une fille infortunée qui échappe sous ce déguisement à la persécution de la princesse, mon nom est Aspasie (nouveau pseudonyme !)…» Phocion trompe Agis en prétextant le déguisement, dans une mise en abîme de ses propres méthodes de mystification. Après cela, elle va pouvoir faire part à Agis de ses propres préoccupations.

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b)      Le dépit amoureux

Dépit amoureux : chagrin et amertume mêlés de ressentiment, causés par une déception. Nous pouvons noter, à ce moment de la scène, la présence du lexique de la séparation : « …adieu, seigneur ; Hermocrate souhaite que je me retire d’ici,…. ; mon départ va vous satisfaire tous deux, …un asile ». Ce dépit va de plus s’exprimer sur le mode de l’acceptation d’un mariage non désiré : « Le jeune seigneur qu’on veut que j’épouse…ne vaudrait-il pas mieux me rendre ? ». La pitié d’Agis est refusée et la déception de Phocion est perceptible grâce à l’exclamation : «  que cette aventure me décourage ! ». D’ailleurs, les propos d’Agis ne font qu’attrister celle qui se fait appeler Aspasie : « …mais peut-être sentez-vous, que vous aimerez volontiers celui qu’on vous propose. »

A la fin du passage, l’ambiguïté des propos de l’un et de l’autre est très forte. « L’amitié » qui les lie prend les accents de l’amour, comme l’illustrent les relevés suivants. Ainsi on assiste à un rapprochement des deux amis, comme le souligne Phocion : « Non, vous dis-je ; je vous ressemble… ». La didascalie : « Agis, d’un ton embarrassé » est révélatrice. Le verbe « aimer » dans la réplique de Phocion « Vous m’aimez donc encore ?» est équivoque. Enfin, le fait qu’Agis insiste lourdement sur le caractère strictement amical de leur relation et la dernière exclamation commune « Ah ! » indiquent une nouvelle étape dans les relations de ce couple.

Ce passage est intéressant dans le sens où il constitue un « tournant » dans le développement d’une intrigue à rebondissements où les révélations partielles participent d’une tension dramatique qui augmente par degrés.

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Texte 3
Scène 4, Acte III
Une scène de comédie

Phocion, Arlequin, Dimas
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Phocion
Enfin, serai-je libre ? Je suis persuadée qu’Agis attend le moment de pouvoir me parler ; cette haine qu’il a pour moi, me fait trembler pourtant : mais que veulent encore ces domestiques ?
Arlequin
Je suis votre serviteur, Madame.
Dimas
Je vous saluons, Madame.
Phocion
Doucement donc.
Dimas
N’appriandez rin, je sommes seuls.
Phocion
Que me voulez-vous ?
Arlequin
Une petite bagatelle.
Dimas
Oui, je venons ici tant seulement pour régler nos comptes.
Arlequin
Pour voir comment nous sommes ensemble.
Phocion
Eh de quoi est-il question ? faites vite, car je suis pressée.
Dimas
Ah çà, comme dit stautre, vous avons-je fait de bonne besogne ?
Phocion
Oui, vous m’avez bien servie tous deux.
Dimas
Et voute ouvrage, à vous, est-il avancé ?
Phocion
Je n’ai plus qu’un mot à dire à Agis qui m’attend.
Arlequin
Fort bien ; puisqu’il vous attend, ne nous pressons pas.
Dimas
Parlons d’affaire ; j’avons vendu du noir, que c’est une merveille ! j’avons affronté le tiers et le quart.
Arlequin
Il n’y a point de fripons comparables à nous.
Dimas
J’avons fait un étouffement de conscience qui était bian difficile, et qui est bian méritoire.
Arlequin
Tantôt vous étiez garçon, ce qui n’était pas vrai ; tantôt vous étiez une fille, ce que je ne savais pas.
Dimas
Des amours pour sti-ci, et pis pour stelle-là. J’avons jeté voute cœur à tout le monde, pendant qu’il n’était à personne de tout ça.
Arlequin
Des portraits pour attraper des visages que vous donneriez pour rien, et qui ont pris le barbouillage de leur mine pour argent comptant.
Phocion
Mais achèverez-vous ? Où cela va-t-il ?
Dimas
Voute manigance est bientôt finie. Combian voulez-vous bailler de la finale ?
Phocion
Que veux-tu dire ?
Arlequin
Achetez le reste de l’aventure, nous la vendrons à un prix raisonnable.
Dimas
Faites marché avec nous ; ou bian je rompons tout.
Phocion
Ne vous-ai-je pas promis de faire votre fortune ?
Dimas
Hé bian, baillez-nous voute parole en argent comptant.
Arlequin
Oui ; car quand on n’a plus besoin des fripons, on les paie mal.
Phocion
Mes enfants, vous êtes des insolents.
Dimas
Oh ! ça se peut bian.
Arlequin
Nous tombons d’accord de l’insolence.
Phocion
Vous me fâchez ; et voici ma réponse. C’est que si vous me nuisez, si vous n’êtes pas discrets, je vous ferai expier votre indiscrétion dans un cachot. Vous ne savez pas qui je suis ; et je vous avertis que j’en ai le pouvoir. Si au contraire vous gardez le silence, je tiendrai toutes les promesses que je vous ai faites. Choisissez : quant à présent, retirez-vous, je vous l’ordonne ; et réparez votre faute par une prompte obéissance.
Dimas, à Arlequin.
Que ferons-je, camarade ? Alle me baille de la peur : continuerons-je l’insolence ?
Arlequin
Non, c’est peut-être le chemin du cachot ; et j’aime encore mieux rien que quatre murailles. Partons.

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Analyse Texte 3  Acte III, scène 4  Une scène de comédie

A ce moment de l’action Phocion, qui a pris le nom d’Aspasie pour Hermocrate et Agis, voit sa stratégie de séduction toucher au but. Or pour cela, elle a pu compter sur l’aide d’Arlequin et de Dimas qui sont au service du philosophe. Ils désirent s’entretenir avec elle. Nous verrons dans un premier temps que nous avons affaire ici à des serviteurs  typiques de la comédie, pour ensuite nous intéresser au personnage de Phocion.

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I)       Un couple comique traditionnel

a)      Les adjuvants de l’action

Dans les comédies des XVIIème et XVIIIème siècles, les serviteurs ont un rôle crucial dans le sens où, associés au maître, une partie de l’intrigue repose sur leurs épaules. Ici ils sont les auxiliaires de Phocion dans sa quête amoureuse. Arlequin (personnage de la comedia del’arte) est le valet, Dimas est le jardinier. Dans la confidence (comme Corine), ils sont des acteurs de la mystification. Ils partagent les secrets de leur nouveau « maître » et c’est d’ailleurs ce qu’ils viennent lui rappeler. Ainsi nous pouvons relever une série de termes ayant trait au champ lexical du coup monté, de la supercherie : « bonne besogne, voute ouvrage, j’avons vendu du noir (voir note), j’avons affronté le tiers et le quart (voir note), Tantôt vous étiez garçon, ce qui n’était pas vrai ; tantôt vous étiez une fille, ce que je ne savais pas, Des amours pour sti-ci, et pis pour stelle-là, Voute manigance… » Ce sont en quelque sorte les âmes damnées de l’héroïne, les serviteurs de connivence, comiques de par leur comportement.

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b)      Des personnages de comédie

D’abord intéressons-nous à Dimas. Le comique du personnage repose sur le niveau de langue dont il use et le parler paysan  qui le caractérise. Il s’agit là d’un personnage décalé dans le sens où sa façon de s’exprimer détone (procédé qu’on retrouve chez Molière et Beaumarchais). L’utilisation d’une prononciation déformée, d’une syntaxe bousculée et du comique de répétition (à repérer) en font un personnage pittoresque. Arlequin et lui ont d’ailleurs une façon particulière de se présenter. En effet, ils revendiquent leur « qualité » d’aigrefins : « Il n’y a point de fripons comparables à nous / Oui ; car quant on n’a plus besoin des fripons, on les paie mal.» Surtout, ce sont loin d’être des imbéciles, et leurs propos sont subtils. Dimas : « Oui, je venons ici tant seulement pour régler nos comptes (aux sens propre et figuré)». Ou encore : « J’avons fait un étouffement de conscience qui était bian difficile, et bian méritoire (les scrupules d’une fripouille !) ».

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II)    L’attitude de Phocion : entre étonnement et fermeté

a)      Une héroïne sur la défensive

Nous remarquons, après simple observation des répliques, que Phocion intervient peu, laissant le monopole de la parole à Dimas et à Arlequin. D’ailleurs ceux-ci avancent avec beaucoup de précaution, et leurs propos à mots couverts, évasifs d’abord, laissent Phocion perplexe, comme le montrent les nombreuses propositions interrogatives dont elle use : «mais que veulent ces domestiques ?, Que me voulez-vous ?, Eh de quoi est-il question ?, Mais achèverez-vous ?… » Les deux compères, par périphrases (« Une petite bagatelle, comment nous sommes ensemble, Combian voulez-vous bailler de la finale ?… »), suscitent l’étonnement de Phocion. Ce n’est qu’au milieu de la scène que les choses vont se préciser, et nous allons retrouver l’un des traits de caractère typique du valet de comédie : la cupidité. Ainsi le champ lexical de la transaction commerciale mâtinée de chantage occupe une place importante dans les répliques de Dimas: « Achetez le reste de l’aventure, nous la vendrons à prix raisonnable. / Faites marché avec nous ; ou bian je rompons tout. / Hé bian, baillez-nous voute parole en argent comptant».

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b)      Une réaction très ferme

Phocion va réagir comme une maîtresse face à des subalternes qui sortent de leur condition (triple répétition « insolents, insolence, insolence »). Dans le même temps elle se montre condescendante en considérant les serviteurs comme ses « enfants », des mineurs qui passent les bornes. Dans sa dernière réplique, la plus longue du passage, elle va laisser éclater sa colère et développer ses menaces. Les phrases déclaratives sont catégoriques : « Vous me fâchez, je vous ferai expier votre indiscrétion, Vous ne savez pas qui je suis… » Verbes à l’impératif : « Choisissez, réparez votre faute ». Et là encore, nous sommes témoins d’une réaction typique du valet de comédie : en face du maître il tremble, et la peur de la sanction est plus forte que sa cupidité. L’ordre social est respecté !

Cette scène est donc une scène de comédie traditionnelle car elle répond aux canons du genre.

5 réponses
  1. avatar
    ehnyimane 1°L dit :

    c’est très enrichissant cela nous aide beaucoup M Hottin. mais où aller vous chercher tous sa !!!

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