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La Boétie, Discours de la servitude volontaire, analyse

Etienne de la Boétie, 1530 – 1563

Présentation

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L’auteur

Etienne de La Boétie naît à Sarlat dans le Périgord en 1530. Il a 18 ans lorsqu’il rédige le Discours de la servitude volontaire,  qui deviendra son œuvre la plus connue. Issu d’un milieu aisé et cultivé il est attiré, à l’instar de nombreux jeunes nobles et bourgeois de son temps, par l’étude des civilisations grecque et romaine, auxquelles d’ailleurs il fait très souvent référence dans son ouvrage. Traducteur de nombreux auteurs de l’antiquité, auteur de sonnets galants, il intègre dès l’âge de 23 ans le parlement de Bordeaux et participera par la suite, en tant que médiateur, aux négociations entreprises entre Catholiques et Protestants durant les guerres de religion. Marié avec la veuve du frère de son ami Michel de Montaigne, il meurt de dysenterie ou de peste en 1563.

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L’œuvre

Rédigé en 1549 et publié en 1576, le Discours de la servitude volontaire prend le contrepied de l’œuvre de Machiavel Le Prince, écrite en 1513 et dédiée à Laurent de Médicis, seigneur de Florence. Il s’agit là d’un ouvrage qui prodigue des conseils politiques au Prince afin que ce dernier gouverne avec efficacité, gouvernance qui peut, par exemple, prendre la forme de la tyrannie. La Boétie, au contraire, remet en cause la légitimité des puissants dont la domination sur le peuple ne repose, selon lui, sur rien de légitime. En portant un regard neuf sur la relation dominant/dominé, le jeune auteur soutient une thèse originale : la puissance du tyran repose exclusivement sur le consentement populaire. Une fois que le peuple refuse cette puissance, le pouvoir du tyran s’écroule.

Voici ce qu’en dit Montaigne dans le chapitre XXVIII des Essais : «  C’est un discours auquel il donna le nom de La Servitude volontaire, mais ceux qui l’ont ignoré l’ont bien proprement depuis rebaptisé Le Contre’un. Il l’écrivit par manière d’essai en sa première jeunesse, à l’honneur de la liberté contre les tyrans. » C’est d’ailleurs en lisant ce texte que Montaigne se liera d’amitié avec le jeune homme.

A noter. Ce sont les protestants en 1574 qui, persécutés, ont rebaptisé l’œuvre pour en faire un outil de contestation politique contre le roi de France catholique, d’où Le Contr’un. Considéré ensuite comme un pamphlet contre la monarchie il sera réimprimé en 1789, 1835 et en 1857 contre Napoléon III.

Au centre, la maison de l’auteur. Sarlat, Périgord

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Les points abordés

La question que se pose donc La Boétie est de savoir pour quelles raisons des hommes acceptent de servir sans se révolter. Comment se fait-il qu’un seul puisse commander à tous ? Qu’est-ce qui fait qu’un peuple puisse être l’instrument de son propre esclavage ?

Pour l’auteur, trois raisons peuvent expliquer cette attitude :

1)      L’habitude ou la coutume

2)      La manipulation du puissant

3)      L’intérêt ou le profit

L’habitude ou la coutume

Pour La Boétie, tous les hommes, vivent sur le même pied d’égalité fraternelle et, comme les animaux, cherchent à défendre leur liberté. Ceux qui acceptent de se soumettre sont donc dénaturés, ils ne sont plus alors des hommes. Si la force peut contraindre un homme à obéir, c’est surtout l’habitude qui asservit, une habitude qui a fait oublier à l’homme qu’il était libre. Aussi seuls l’éducation et le savoir sont capables de maintenir l’homme libre éveillé en l’écartant de l’ignorance qui le maintient dans la servitude.

« La première raison pour laquelle les hommes servent volontiers, est parce qu’ils naissent serfs et sont nourris comme tels. »

La manipulation du puissant

Pour maintenir son pouvoir le tyran cherche à abrutir ses sujets. L’alcool, le sexe, les jeux : autant de moyens de contrôler le peuple en assouvissant ses désirs les plus bas. A cela s’ajoutent la religion et la superstition, auxiliaires indispensables du pouvoir.

« Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie. »

L’intérêt ou le profit

Pour se maintenir en place, le tyran a besoin d’un petit nombre d’individus qu’il laisse profiter du système. Il les « tient » par l’appât du gain, des honneurs. Ainsi se maintient la structure pyramidale de la société, que le tyran contrôle du sommet à la base grâce à une chaîne ininterrompue d’hommes à son service profitant de ses bienfaits. A la base de cette pyramide, le peuple ne fait que soutenir la domination d’une « bande organisée » dont le chef est « sacré ».

« En somme, par les gains et les faveurs qu’on reçoit des tyrans, on en arrive à ce point qu’ils se trouvent presque aussi nombreux, ceux auxquels la tyrannie profite, que ceux auxquels la liberté plairait. »

Ainsi il suffirait que la base de cette structure renonce à soutenir l’édifice social en place pour que celui-ci s’écroule de toutes pièces.

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La postérité de l’œuvre

Resté confidentiel pendant de nombreuses années, le Discours de la servitude volontaire a malgré tout traversé les XVIIème et XVIIIème siècles jusqu’à être plagié sous la révolution française par un de ses chefs, Marat, qui dans Les chaînes de l’esclavage, « s’inspire » de l’œuvre de La Boétie. C’est au XIXème siècle  que le texte est reconnu comme une œuvre majeure, une des premières à avoir théorisé ce que l’abolitionniste américain Henry David Thoreau appellera la désobéissance civile. En France c’est Lamennais,   ancien prêtre devenu député socialisant à la fin de sa vie, qui remit l’œuvre au goût du jour dès 1835. A partir de cette époque elle est régulièrement réimprimée, devenant une référence littéraire pour tous ceux qui luttent contre un pouvoir politique injuste et illustrant à merveille ce principe de la désobéissance civile, notamment chez le grand écrivain Léon Tolstoï qui traduira le Discours de la servitude volontaire en russe au début du XXème siècle, ou encore chez Gandhi et Martin Luther King.

La statue de La Boétie à Sarlat

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Citations  

A propos des tyrans.

«  Si on ne leur donne rien, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien ».

« Soyez résolus de ne servir plus et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même, fondre en bas et se rompre ».

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Vous pouvez télécharger l’œuvre intégrale libre de droits ici :

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Graffiti, ServitudeVolontaire – Genève2007

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Analyses de textes

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TEXTE 1

Mais, ô grand Dieu, qu’est donc cela ? Comment appellerons-nous ce malheur ? Quel est ce vice, ce vice horrible, de voir un nombre infini d’hommes, non seulement obéir, mais servir, non pas être gouvernés, mais être tyrannisés, n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soient à eux ? De les voir souffrir les rapines, les paillardises, les cruautés, non d’une armée, non d’un camp barbare contre lesquels chacun devrait défendre son sang et sa vie, mais d’un seul ! Non d’un Hercule ou d’un Samson, mais d’un hommelet souvent le plus lâche, le plus efféminé de la nation, qui n’a jamais flairé la poudre des batailles ni guère foulé le sable des tournois, qui n’est pas seulement inapte à commander aux hommes, mais encore à satisfaire la moindre femmelette. Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards ces hommes soumis ? Si deux, si trois, si quatre cèdent à un seul, c’est étrange, mais toutefois possible ; on pourrait peut-être dire avec raison : c’est faute de coeur. Mais si cent, si mille souffrent l’oppression d’un seul, dira-t-on encore qu’ils n’osent pas s’en prendre à lui, ou qu’ils ne le veulent pas, et que ce n’est pas couardise, mais plutôt mépris ou dédain ?

Enfin, si l’on voit non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille villes, un million d’hommes ne pas assaillir celui qui les traite tous comme autant de serfs et d’esclaves, comment qualifierons-nous cela ? Est-ce lâcheté ? Mais tous les vices ont des bornes qu’ils ne peuvent pas dépasser. Deux hommes, et même dix, peuvent bien en craindre un ; mais que mille, un million, mille villes ne se défendent pas contre un seul homme, cela n’est pas couardise : elle ne va pas jusque-là, de même que la vaillance n’exige pas qu’un seul homme escalade une forteresse, attaque une armée, conquière un royaume. Quel vice monstrueux est donc celui-ci, qui ne mérite pas même le titre de couardise, qui ne trouve pas de nom assez laid, que la nature
désavoue et que la langue refuse de nommer ?

Qu’on mette face à face cinquante mille hommes en armes ; qu’on les range en bataille, qu’ils en viennent aux mains ; les uns, libres, combattent pour leur liberté, les autres combattent pour la leur ravir. Auxquels promettrez-vous la victoire ? Lesquels iront le plus courageusement au combat : ceux qui espèrent pour récompense le maintien de leur liberté, ou ceux qui n’attendent pour salaire des coups qu’ils donnent et qu’ils reçoivent que la servitude d’autrui ? Les uns ont toujours devant les yeux le bonheur de leur vie passée et l’attente d’un bien-être égal pour l’avenir. Ils pensent moins à ce qu’ils endurent le temps d’une bataille qu’à ce qu’ils endureraient, vaincus, eux, leurs enfants et toute leur postérité. Les autres n’ont pour aiguillon qu’une petite pointe de convoitise qui s’émousse soudain contre le danger, et dont l’ardeur s’éteint dans le sang de leur première blessure. Aux batailles si renommées de Miltiade, de Léonidas, de Thémistocle, qui datent de deux mille ans et qui vivent encore aujourd’hui aussi fraîches dans la mémoire des livres et des hommes que si elles venaient d’être livrées hier, en Grèce, pour le bien des Grecs et pour l’exemple du monde entier, qu’est-ce qui donna à un si petit nombre de Grecs, non pas le pouvoir, mais le courage de supporter la force de tant de navires que la mer elle-même en débordait, de vaincre des nations si nombreuses que tous les soldats grecs, pris ensemble, n’auraient pas fourni assez de capitaines aux armées ennemies ? Dans ces journées glorieuses, c’était moins la bataille des Grecs contre les Perses que la victoire de la liberté sur la domination, de l’affranchissement sur la convoitise.

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TEXTE 1  ANALYSE

A ce moment du discours, l’auteur se pose la question de savoir comment des peuples peuvent renoncer à leur liberté et se soumettre à des tyrans. Nous verrons que cette attitude paraît aberrante aux yeux de La Boétie et de quelle manière il fait l’éloge de la liberté.

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I)                   Le constat d’un homme indigné

a)      Un discours polémique

Ce qui est frappant dans ce passage, c’est la violence avec laquelle l’auteur s’exprime. Il est révolté par ce qu’il voit autour de lui, et cette exaspération a des accents polémiques remarquables. Ainsi l’énonciation est explicite : les nombreuses occurrences du pronom « nous » permettent d’impliquer à la fois le locuteur et le lecteur (appellerons-nous, nommerons-nous, appellerons-nous, qualifierons-nous). L’auteur s’adresse directement aux lecteurs pris à témoin : « Auxquels promettrez-vous la victoire ? » Les procédés oratoires sont nombreux, cherchant à provoquer une prise de conscience et à persuader le lecteur. Notons ainsi la présence de la modalité exclamative (à relever), et de très nombreuses questions rhétoriques (à relever). Cette présence massive d’apostrophes tout au long du texte illustre l’étonnement indigné de l’auteur face à une situation incompréhensible. Comment « un nombre infini d’hommes » (L 2) accepte-t-il d’être tyrannisé par un seul ? Toujours sur le mode polémique La Boétie va dénoncer de déséquilibre choquant.

b)      La dénonciation d’un rapport de force disproportionné

C’est avec toute la fougue de sa jeunesse que l’auteur va dresser un tableau haut en couleurs des rapports dominants/dominés. Le lexique utilisé est résolument polémique et les connotations évaluatives très marquées. Le mot « vice » est répété plusieurs fois. Ainsi : « Quel est ce vice, ce vice horrible… » (répétition et hyperbole, L2),  figure reprise par la suite : « Quel vice monstrueux est donc celui-ci, qui ne mérite pas même le titre de couardise ». Des termes péjoratifs tels que « couard, couardise, lâcheté, vils » reviennent à plusieurs reprises dans le texte afin de stigmatiser une attitude que l’auteur ne comprend pas, qui dépasse même la simple lâcheté, une attitude tellement étonnante que La Boétie n’a plus de mots pour la qualifier (De « Quel vice monstrueux » jusqu’à « que la langue refuse de nommer ? », exagération en 4 temps). Pour souligner le déséquilibre entre les deux partis l’auteur a recours à l’opposition numérique. D’un côté « un nombre infini d’hommes » n’ayant rien à perdre (série de propositions négatives évoquant le dénuement du peuple : « ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même »), de l’autre « un seul ». Soulignons à cet égard la présence de nombreuses phrases négatives mettant l’accent sur la faiblesse du tyran : « non d’une armée, non d’un camp barbare, non d’un Hercule etc. » Le portrait du tyran est ravageur (voir tous les termes péjoratifs qui lui sont associés). La démarche argumentative de l’auteur repose sur la répétition effets, et repose sur l’utilisation redondante de chiffres et de nombres qui se répondent en échos :

_ 2, 3, 4  // « un seul »

_100, 1000 // « oppression d’un seul »

_ 100 pays, 1000 villes, 1 million d’hommes // « celui qui les traite tous comme autant de serfs… »

_ 2, 10, 1000, 1 million, 1000 villes // « un seul homme »

Pour illustrer ses propos l’auteur va les étayer en prenant pour exemple la confrontation militaire de deux armées qui se battent pour des motifs différents : l’une lutte pour sa liberté, l’autre par convoitise.

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II)                Deux camps face à face

a)      Une opposition des motivations

Là l’auteur rétablit l’équilibre arithmétique : « Qu’on mette face à face cinquante mille hommes en armes ». L’utilisation massive d’une série de questions oratoires va permettre  à La Boétie d’apporter des réponses ad hoc permettant de valider sa thèse : les combattants de la liberté l’emportent toujours sur les tenants de la servitude. L’opposition des motivations est alors présentée sur un rythme binaire :

_ « les uns, libres, combattent pour la liberté »  // « les autres combattent pour la leur ravir »

_ « ceux qui espèrent pour récompense le maintien de leur liberté » // «  ceux qui n’attendent pour salaire des coups qu’ils donnent et qu’ils reçoivent que la servitude d’autrui »

_ «  Les uns ont toujours devant les yeux le bonheur… » // « Les autres n’ont pour aiguillon qu’une petite pointe de convoitise… »

Les soldats de la liberté combattent donc pour quelque chose qui les dépasse, un amour de la liberté qui transcende  les êtres   par delà le temps et l’espace. Détenteurs d’une « force qui va », les combattants de la liberté sont portés vers le futur  radieux (champ lexical du temps associé à celui du bonheur : « récompense, le bonheur de leur vie passée, l’attente d’un bien-être égal pour l’avenir, leurs enfants, leur postérité »). En face d’eux l’action des mercenaires de la tyrannie est associée à des termes franchement dévalorisants : «  salaire, coups, servitude d’autrui,  petite pointe de convoitise, s’émousse, l’ardeur s’éteint dans le sang de leur première blessure ».

b)      Des exemples pris à l’antiquité

Afin de soutenir ses arguments, La Boétie va les illustrer grâce à des exemples d’autorité qu’il va puiser, en bon humaniste, dans l’histoire des grecs anciens. Il va ainsi faire référence à des figures de héros antiques qui ont défendu la liberté les armes à la main. En citant Miltiade et Thémistocle, il évoque des militaires et hommes d’état athéniens, garants de la démocratie athénienne face au péril perse. En prenant pour exemple le roi sparte Léonidas, il rend hommage au courage des spartiates qui combattirent vaillamment là encore les perses, qui incarnent, aux yeux de l’auteur, la barbarie et la tyrannie. Ces exemples d’autorité, indiscutables, sont atemporels et universels et valident sans contredit possible la thèse défendue. Une fois encore l’auteur insiste sur le rapport de force déséquilibré, recourant à des figures d’exagération (la mer qui déborde de bateaux ennemis, les soldats grecs en nombre inférieur aux officiers des armées ennemies).

Polémique, ce passage fait la part belle à l’indignation et à l’éloge de la liberté. Son jeune auteur, tout à sa passion, s’exprime avec fougue  dans un style emporté qui illustre la sincérité de ses convictions.

TEXTE 2

Cette ruse des tyrans d’abêtir leurs sujets n’a jamais été plus évidente que dans la conduite de Cyrus envers les Lydiens, après qu’il se fut emparé de leur capitale et qu’il eut pris pour captif Crésus, ce roi si riche. On lui apporta la nouvelle que les habitants de Sardes s’étaient révoltés. Il les eut bientôt réduits à l’obéissance. Mais ne voulant pas saccager une aussi belle ville ni être obligé d’y tenir une armée pour la maîtriser, il s’avisa d’un expédient admirable pour s’en assurer la possession. Il y établit des bordels, des tavernes et des jeux publics, et publia une ordonnance qui obligeait les citoyens à s’y rendre. Il se trouva si bien de cette garnison que, par la suite, il n’eut plus à tirer l’épée contre les Lydiens. Ces misérables s’amusèrent à inventer toutes sortes de jeux si bien que, de leur nom même, les Latins formèrent le mot par lequel ils désignaient ce que nous appelons passe-temps, qu’ils nommaient Ludi, par corruption de Lydi.

Tous les tyrans n’ont pas déclaré aussi expressément vouloir efféminer leurs sujets ; mais de fait, ce que celui-là ordonna formellement, la plupart d’entre eux l’ont fait en cachette. Tel est le penchant naturel du peuple ignorant qui, d’ordinaire, est plus nombreux dans les villes : il est soupçonneux envers celui qui l’aime et confiant envers celui qui le trompe. Ne croyez pasqu’il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni aucun poisson qui, pour la friandise du ver, morde plus tôt à l’hameçon que tous ces peuples qui se laissent promptement allécher à la servitude, pour la moindre douceur qu’on leur fait goûter. C’est chose merveilleuse qu’ils se laissent aller si promptement, pour peu qu’on les chatouille. Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie. Ce moyen, cette pratique, ces allèchements étaient ceux qu’employaient les anciens tyrans pour endormir leurs sujets sous le joug. Ainsi les peuples abrutis, trouvant beaux tous ces passe-temps, amusés d’un vain plaisir qui les éblouissait, s’habituaient à servir aussi niaisement mais plus mal que les petits enfants n’apprennent à lire avec des images brillantes.

Les tyrans romains renchérirent encore sur ces moyens en faisant souvent festoyer les décuries, en gorgeant comme il le fallait cette canaille qui se laisse aller plus qu’à toute autre chose au plaisir de la bouche. Ainsi, le plus éveillé d’entre eux n’aurait pas quitté son écuelle de soupe pour recouvrer la liberté de la République de Platon. Les tyrans faisaient largesse du quart de blé, du septier de vin, du sesterce, et c’était pitié alors d’entendre crier : << Vive le roi ! >> Ces lourdeaux ne s’avisaient pas~ qu’ils ne faisaient que recouvrer une part de leur bien, et que cette part même qu’ils en recouvraient, le tyran n’aurait pu la leur donner si, auparavant, il ne la leur avait enlevée. Tel ramassait aujourd’hui le sesterce, tel se gorgeait au festin public en bénissant Tibère et Néron de leur libéralité qui, le lendemain, contraint d’abandonner ses biens à l’avidité, ses enfants à la luxure, son sang même à la cruauté de ces empereurs magnifiques,~ ne disait mot, pas plus qu’une pierre, et ne se remuait pas plus qu’une souche. Le peuple ignorant a toujours été ainsi : au plaisir qu’il ne peut honnêtement recevoir, il est tout dispos et dissolu ; au tort et à la douleur qu’il peut honnêtement souffrir, il est insensible.

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TEXTE 2  ANALYSE

Ce passage se situe au moment où l’auteur explique de quelle manière les tyrans manipulent le peuple, « endorment leurs sujets sous le joug ». Nous verrons donc qu’en présentant les stratagèmes dont usent les puissants pour endormir  les populations, l’auteur dénonce également le comportement de ces peuples, acteurs de leur propre assujettissement, ces serfs volontaires.

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I)                   La ruse des tyrans : flatter les instincts les plus bas des peuples afin de mieux les asservir

a)      Des anecdotes historiques comme exemples d’autorité

Comme à son habitude l’auteur a recours, pour soutenir sa thèse, à l’utilisation d’exemples d’autorité puisés dans l’histoire antique.  Ceux-ci vont illustrer sa thèse qui soutient que le tyran tire sa puissance, nécessairement, de l’incapacité de son peuple à réagir. Cette apathie est le fruit d’une ruse politique qui évite le recours à la force en préconisant plutôt la satisfaction des désirs. En se référant à Crésus, Tibère, Néron, tous tyrans romains, La Boétie va démontrer que l’usage de la manipulation s’est perpétué sans varier dans ses modalités. La « recette » tient en trois mots : du sexe, de l’alcool, des jeux. L’énumération inaugurale, ayant trait à la politique de Crésus à l’égard de Sardes  est d’ailleurs explicite : « Il y établit des bordels, des tavernes, et des jeux publics, et publia une ordonnance qui obligeait les citoyens à s’y rendre ». L’anecdote historique est d’ailleurs l’occasion d’une explication étymologique : La Boétie est un lettré et montre qu’il maîtrise son sujet.

b)      Divertir pour mieux contrôler

Il poursuit en évoquant, sur un rythme ternaire, cette ruse des tyrans qui consiste à endormir leurs sujets en les divertissant : « Les tyrans faisaient largesse du quart de blé, du septier de vin, du sesterce ». Le champ lexical de la satiété  et de la satisfaction des désirs est d’ailleurs omniprésent dans le passage : » festoyer, gorgeant, plaisir de la bouche, écuelle, tel ramassait aujourd’hui le sesterce, tel se gorgeait au festin public ». A noter la présence d’une énumération qui dresse la liste de ce que l’auteur nomme « drogues » ou « appâts » : « Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux… ». Remarquons la présence de nombreux termes au pluriel qui multiplient les divertissements, autant de « chatouilles » comme l’écrit La Boétie » pour mieux amadouer les peuples. Ces derniers, enclin à la câlinerie « se laissent promptement allécher à la servitude ».

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II)                Les peuples, dupes des tyrans

a)      De la lâcheté des peuples

Tout en dénonçant les agissements des tyrans, La Boétie met l’accent également sur la lâcheté des peuples coupables, selon lui, de préférer assouvir leurs instincts plutôt que d’agir en hommes libres. Les termes qui désignent ces hommes indignes sont d’ailleurs éloquents. Ainsi les Lydiens sont-ils qualifiés de « misérables ». Il est question ensuite des « peuples abrutis » dont le comportement est blâmé : « amusés d’un vain plaisir », qui » s’habituaient à servir aussi niaisement », et dont l’attitude est analogue à celle des « petits enfants ». Ensuite le vocabulaire devient nettement plus injurieux : « cette canaille, ces lourdeaux ». L’auteur fustige l’aveuglement du peuple qui ne voit pas plus loin que son nez, que son ventre.

b)      De l’aveuglement des peuples

Ce qui met La Boétie hors de lui, c’est le fait que les peuples se laissent déposséder sans réagir, et sont même prêts à remercier la bienveillance d’un prince qui les a dépossédés. Les exemples pris à l’antiquité romaine viennent illustrer ses propos et prouver l’inconséquence des peuples. Ce phénomène de dépossession, face auquel le peuple est toujours perdant, est traduit par une gradation, sur un rythme ternaire, de propositions organisées de manière identique :

_  « contraint d’abandonner ses biens / à l’avidité »

_ « ses enfants / «  à la luxure »

_ « son sang même » /  « à la cruauté de ces empereurs magnifiques »

Cet aveuglement est également souligné grâce à un double paradoxe par lequel l’auteur dénonce l’incohérence du peuple : «  il est soupçonneux envers celui qui l’aime et confiant envers celui qui le trompe ». L’utilisation du présent de vérité générale fait sonner les propositions comme des sentences. Ces paradoxes sont repris dans les deux dernières phrases de l’extrait.  De même La Boétie disqualifie l’attitude du peuple en usant d’une analogie ayant trait à la chasse et à la pêche : « Ne croyez pas qu’il n’y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni aucun poisson qui, pour la friandise du vers, morde plus tôt à l’hameçon que tous ces peuples ». Le peuple se laisse leurrer facilement.

Ce passage est intéressant dans la mesure où La Boétie est impitoyable et disqualifie équitablement l’attitude du dominant et celle du dominé.

La foule

TEXTE 3

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J’en arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le ressort et le secret de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie. Celui qui penserait que les hallebardes, les gardes et le guet garantissent les tyrans, se tromperait fort. Ils s’en servent, je crois, par forme et pour épouvantail, plus qu’ils ne s’y fient. Les archers barrent l’entrée des palais aux malhabiles qui n’ont aucun moyen de nuire, non aux audacieux bien armés. On voit aisément que, parmi les empereurs romains, moins nombreux sont ceux qui échappèrent au danger grâce au secours de leurs archers qu’il n’y en eut de tués par ces archers mêmes. Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies de fantassins, ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran, mais toujours (on aura peine à le croire d’abord, quoique ce soit l’exacte vérité) quatre ou cinq hommes qui le soutiennent et qui lui soumettent tout le pays. Il en a toujours été ainsi : cinq ou six ont eu l’oreille du tyran et s’en sont approchés d’eux-mêmes, ou bien ils ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés et les bénéficiaires de ses rapines. Ces six dressent si bien leur chef qu’il en devient méchant envers la société, non seulement de sa propre méchanceté mais encore des leurs. Ces six en ont sous eux six cents, qu’ils corrompent autant qu’ils ont corrompu le tyran. Ces six cents en tiennent sous leur dépendance six mille, qu’ils élèvent en dignité.
Ils leur font donner le gouvernement des provinces ou le maniement des deniers afin de les tenir par leur avidité ou par leur cruauté, afin qu’ils les exercent à point nommé et fassent d’ailleurs tant de mal qu’ils ne puissent se maintenir que sous leur ombre, qu’ils ne puissent s’exempter des lois et des peines que grâce à leur protection. Grande est la série de ceux qui les suivent. Et qui voudra en dévider le fil verra que, non pas six mille, mais cent mille et des millions tiennent au tyran par cette chaîne ininterrompue qui les soude et les attache à lui, comme Homère le fait dire à Jupiter qui se targue, en tirant une telle chaîne, d’amener à lui tous les dieux. De là venait l’accroissement du pouvoir du Sénat sous Jules César, l’établissement
de nouvelles fonctions, l’institution de nouveaux offices, non certes pour réorganiser la justice, mais pour donner de nouveaux soutiens à la tyrannie. En somme, par les gains et les faveurs qu’on reçoit des tyrans, on en arrive à ce point qu’ils se trouvent presque aussi nombreux, ceux auxquels la tyrannie profite, que ceux auxquels la liberté plairait.

Au dire des médecins, bien que rien ne paraisse changé dans-notre corps, dès que quelque tumeur se manifeste en un seul
endroit, toutes les humeurs se portent vers cette partie véreuse. De même, dès qu’un roi s’est déclaré tyran,
tout le mauvais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de petits friponneaux et de faquins qui ne peuvent faire ni mal ni bien dans un pays, mais ceux qui sont possédés d’une ambition ardente et d’une avidité notable se groupent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin et pour être, sous le grand tyran, autant de petits tyranneaux.

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TEXTE 3  ANALYSE

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Il s’agit là d’un passage intéressant dans lequel La Boétie va défendre une thèse étonnante : le pouvoir du tyran ne repose pas tant sur une force armée massive que sur la complicité d’un groupe restreint de courtisans qui organisent et « irriguent » la société en maintenant la structure hiérarchique du pouvoir. Nous verrons de quelle manière s’organise le circuit argumentatif de ce texte qui débute par la réfutation d’une thèse, à laquelle l’auteur va opposer la sienne en l’étayant d’exemples précis et en ayant recours à des rapprochements analogiques.

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I)                   La thèse réfutée

On remarque d’abord que l’auteur souligne l’importance de ce qu’il va avancer par la présence soulignée de la première personne du singulier : « J’en arrive maintenant, selon moi », l’emploi d’une expression mystérieuse : « le secret de la domination » et la répétition de quatre termes équivalents : « ressort, secret, soutien, fondement ». D’emblée il rompt avec une idée communément admise (usage du conditionnel et indétermination : « celui qui penserait ») et affirme : ce n’est pas la force armée qui assure la domination des puissants.  Pour démontrer cela l’auteur utilise une série de propositions négatives : « Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies de fantassins, ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran ». Cette remise en cause de l’explication militaire s’exprime d’ailleurs dès les premières lignes de l’extrait : «Celui qui penserait que les hallebardes, les gardes et le guet garantissent les tyrans, se tromperait fort ». Le modalisateur exprimant la certitude « Je crois » illustre sa conviction. Pour l’auteur, la sécurité affichée n’est qu’une mascarade, de la poudre aux yeux (voir les exemples concrets pris chez les archers et la référence historique (empereurs romains) qui renversent les rôles et font des gardes du corps des tueurs potentiels. La réfutation est osée car il est généralement admis qu’un pouvoir fort s’appuie avant tout sur une force armée puissante.

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II)                La thèse soutenue

Là encore, il souligne le caractère inhabituel de son affirmation (usage des parenthèses pour indiquer la difficulté de porter crédit à cela) et présence de deux conjonctions indiquant l’opposition : « mais, quoique ». Ainsi selon La Boétie, seule une poignée d’individus aux côtés du tyran est suffisante pour assurer le contrôle de toute une nation. Une « clique » que l’auteur présente par le biais d’une énumération dévalorisante : «les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés ». On a l’impression qu’il s’agit là d’une meute avide attisant la cruauté du tyran (« méchant, méchanceté »). L’auteur insiste ainsi sur la capacité de nuisance de ces « bandes » dont la force de corruption est exponentielle. Une progression chiffrée va illustrer ce phénomène de mise en dépendance, s’appuyant, entre autres, sur des décuplements :

_ « Ces six (courtisans) dressent si bien leur chef qu’il en devient méchant ».

_ « Ces six en ont sous eux six cents ».

_ « Ces six cents en tiennent sous eux six mille ».

_ « Grande est la série de ceux qui les suivent ».

_ « Et qui voudra en dévider le fil verra que, non pas six mille, mais cent mille et des millions tiennent au tyran par cette chaine ininterrompue ».

 Nous avons là une réaction en chaîne qu’illustrent les termes suivants : « série, dévider le fil, chaîne, cette chaîne ininterrompue qui les soude et les attache ». Encore une fois les références à la mythologie (Jupiter et ses dieux) et à l’histoire antique (le Sénat sous César) vont servir d’exemples d’autorité. C’est tout le principe des corruptions active et passive qui est ici évoqué. La tyrannie, en tant que système politique reposant sur le clientélisme et  la compromission, est intrinsèquement viciée.

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III)             Une argumentation étayée d’exemples frappants

En recourant une fois de plus à un exemple d’autorité (la médecine), La Boétie associe tyrannie et maladie : la tyrannie est comme une tumeur attirant les infections. C’est l’occasion pour lui de stigmatiser le système en usant de termes dépréciatifs pour le qualifier : « partie véreuse, tout le mauvais, toute la lie du royaume, ceux qui sont possédés d’une ambition ardente et d’une avidité notable, autant de petits tyranneaux ». Les termes « petits friponneaux et faquins » viennent ajouter à la disqualification du « personnel » politique qui se trouve au sommet de la tyrannie. Par définition, ce genre de système est malade et ne peut donc perdurer car ses bases ne sont pas saines. Les intérêts particuliers de chacun de ses « associés » ne sauraient résister à une action massive du peuple qui refuserait simplement de ne plus servir.

Ce passage est intéressant dans la mesure où La Boétie redéfinit ce qui fait la force d’un pouvoir autoritaire, un pouvoir qui fonctionne de manière pyramidale, sur une base qu’il exploite.

Documents annexes

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Démosthène  Troisième Olynthienne

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Si je me suis décidé à parler ainsi, ce n’est pas que je vise inconsidérément à m’attirer la haine de quelques-uns d’entre vous ; je ne suis ni assez insensé, ni assez infortuné pour vouloir me rendre odieux, si je ne croyais être utile ; mais je juge que c’est le fait d’un citoyen honnête de faire passer le salut public avant l’agrément du discours, et, au temps de nos ancêtres, d’après ce que la tradition nous apprend, à vous comme à moi, tel était le langage habituel, le système politique des orateurs que ceux d’aujourd’hui louent sans les imiter, du noble Aristide, de Nicias, de mon homonyme, de Périclès ; mais depuis qu’on voit nos orateurs vous demander :  » Que désirez-vous  ? Que proposerai-je ? En quoi puis-je vous être agréable ? « , ils sacrifient à la faveur du moment les intérêts de la ville, et vous voyez ce qui arrive : profit pour eux, honte pour vous !
Comparons, Athéniens, par leurs grandes lignes, la façon d’agir de nos aïeux, et la nôtre. Je serai bref, et ne vous dirai rien que vous ne sachiez ; je ne fais pas appel à des exemples étrangers ; c’est en suivant vos exemples nationaux que vous pouvez retrouver le bonheur. Ces hommes, auxquels leurs orateurs ne cherchaient pas à plaire, qu’ils ne chérissaient pas comme on vous chérit maintenant, exercèrent pendant quarante-cinq ans une hégémonie acceptée par les Grecs, ils amassèrent plus de dix mille talents dans l’Acropole ; le roi de Macédoine leur était soumis comme un barbare doit l’être à des Grecs ; dans les expéditions de terre et de mer, où ils servaient de leurs personnes, ils dressèrent de nombreux et magnifiques trophées ; à eux seuls leurs actes ont assuré une gloire qui a déjoué l’envie. Tels ils se sont montrés à la patrie grecque ; mais, dans la ville même, voyez quelle a été leur conduite publique et privée ! Au nom de l’État, que de temples ils ont construits, si beaux et ornés à l’intérieur, de tels chefs-d’oeuvre que l’âge suivant ne les a pu surpasser. Dans la vie privée, ils étaient à ce point modestes, et attachés aux habitudes démocratiques, que, si l’un de vous s’arrête devant la maison qui abrita Aristide, ou Miltiade, ou quelque autre grand citoyen de cette époque, il ne la trouve pas moins simple que la maison voisine ; car ce n’était pas pour s’enrichir qu’ils administraient les affaires ; chacun ne songeait qu’à accroître la fortune publique. Loyaux envers les Grecs, pieux à l’égard des dieux, n’admettant que des lois égales pour tous, ils ne pouvaient manquer d’assurer à la ville la plus grande prospérité. Voilà ce qu’était Athènes sous de tels chefs ; mais aujourd’hui, avec nos vertueux magistrats, en est-il de même, ou à peu près? J’en aurais long à dire ; mais je ne considère qu’un point. Partout vous aviez le champ libre devant vous : la puissance de Sparte était brisée, Thèbes, occupée ailleurs ; des autres cités, aucune n’était capable de vous disputer le premier rang ; il nous était facile de conserver nos possessions en toute sécurité, et de régler en arbitres les droits des autres Grecs. Qu’est-il arrivé ? Nous avons été dépouillés de notre domaine propre ; nous avons dépensé, sans nul profit, plus de quinze cents talents ; les alliés que nous avions acquis pendant la guerre, nous les avons perdus en pleine paix ; enfin nous avons armé contre nous-mêmes un redoutable ennemi. Qu’on me dise, en effet, si ce n’est pas par nous seuls que Philippe a grandi ? Mais, si tout va mal au dehors, sans doute, à l’intérieur, nous faisons mieux. Que pourrait-on citer ? Des créneaux recrépis, des routes réparées, des fontaines, pures bagatelles ! Et voyez les hommes publics qui font exécuter ces travaux ; de pauvres ils sont devenus riches, ou d’obscurs, honorés ; quelques-uns se sont construit des demeures privées plus majestueuses que les édifices publics ; plus la cité s’est abaissée, plus ils se sont élevés.
De tout cela quelle est la cause ? Pourquoi tout allait-il bien autrefois, et tout est-il mal aujourd’hui ? C’est qu’alors le peuple, assez hardi pour combattre de sa personne, gardait l’autorité sur les gouvernants, et disposait lui-même de tous les biens de la cité ; c’est que chaque particulier s’estimait heureux d’obtenir du peuple un honneur, une charge, une faveur quelconque. Maintenant, au contraire, tous les biens sont aux mains des gouvernants, ce sont eux qui font tout, et vous, le peuple, paralysés, dépouillés de vos richesses, de vos alliés, vous n’êtes plus que des valets, qui faites nombre : satisfaits, si ces gens vous partagent les fonds du théâtre ou organisent une procession aux fêtes religieuses ; et, comble d’héroïsme  ! , quand ils vous distribuent ce qui est à vous, vous croyez leur devoir encore de la reconnaissance !

Questions

1)      A qui Démosthène compare-t-il les hommes politiques de son époque ?

2)      A qui accorde-t-il sa préférence. Pour quelles raisons ?

3)      Que reproche-t-il à ses contemporains ?

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Xénophon Hiéron

CHAPITRE II

Les avantages de la paix sont moins grands et les maux de la guerre sont plus grands pour les tyrans que pour les simples particuliers.

A ce discours Simonide répondit : « Vraiment tout ce que tu viens de dire a bien peu d’importance à mes yeux. Je vois en effet, poursuivit-il, bien des gens estimés se restreindre volontairement sur le manger, le boire, la bonne chère et même s’abstenir des plaisirs de l’amour. Mais voici en quoi vous l’emportez de beaucoup sur les particuliers, c’est que vous formez de grands projets et que vous les exécutez rapidement, que vous avez quantité d’objets de luxe, que vous possédez des chevaux de qualité supérieure, des armes d’une beauté sans égale, des joyaux uniques pour vos femmes, de magnifiques palais décorés des meubles les plus précieux, que vous avez en outre une foule de serviteurs distingués par leurs talents, et que vous êtes, plus que personne, en état de faire du mal à vos ennemis et du bien à vos amis. »

Hiéron lui répondit : « Que la tyrannie, Simonide, en impose au vulgaire, je ne m’en étonne pas ; car c’est surtout par les yeux que la foule me paraît juger du bonheur ou du malheur des gens. Or la tyrannie déploie pour les étaler à tous les yeux les biens que l’on croit d’un grand prix ; mais les tyrans renferment les peines au fond de leur âme, où résident en effet le bonheur et le malheur des hommes. Que ce soit là un mystère pour la multitude, je l’ai déjà dit, je ne m’en étonne pas ; mais que vous l’ignoriez, vous qui passez pour mieux voir la plupart des choses avec votre esprit qu’avec vos yeux, cela me paraît surprenant. Pour moi, je sais pertinemment par expérience et je t’assure, Simonide, que ce sont les tyrans qui ont la plus petite part aux plus grands biens, et la plus large aux plus grands maux. Si la paix, par exemple, paraît être un grand bienfait pour les hommes, ce sont les tyrans qui en jouissent le moins ; et si la guerre est un grand mal, c’est à eux qu’en revient la plus grande part. Tout d’abord, les particuliers, à moins que l’État ne soutienne une guerre où ils sont tous obligés de prendre part, peuvent aller où ils veulent, sans avoir à craindre d’être tués, tandis que les tyrans sont tous et partout en pays ennemi. Aussi croient-ils nécessaire d’être constamment armés et de mener partout avec eux des gardes du corps. Ensuite les particuliers vont-ils en guerre dans un pays ennemi, ils ne sont pas plus tôt de retour chez eux qu’ils se croient en sûreté, au lieu que les tyrans, quand ils rentrent dans leur ville, savent que c’est alors qu’ils sont environnés de plus d’ennemis. La ville est-elle attaquée par un ennemi supérieur, les citoyens inférieurs en nombre peuvent bien se sentir en danger hors des remparts, mais, quand ils sont rentrés dans leurs fortifications, ils se croient tous en sûreté ; le tyran, au contraire, a beau franchir les portes de son palais, il n’est pas à l’abri du danger ; c’est là justement qu’il croit avoir le plus besoin de se tenir sur ses gardes. Ensuite, à la faveur d’une trêve ou de la paix, la guerre cesse pour les particuliers ; mais le tyran n’est jamais en paix avec ceux qui vivent sous sa domination, et il ne peut compter sur aucune trêve pour lui assurer la tranquillité.

Questions

1)      Quels sont, selon Simonide, les avantages qu’un tyran peut tirer de son statut ?

2)      En quoi la réponse de Hiéron est-elle surprenante ? Énumérez ses arguments.

3)      Comment comprenez-vous cette phrase : « les tyrans sont tous et partout en pays ennemi » ?

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Platon Le Tyran

 

Le Tyran (Platon, La République, Livre VIII, trad. Pierre Pachet, 1993)

Extrait d’un texte écrit aux alentours de -380/-370 av. J.C.

N’est-ce pas, dis-je, que les premiers jours et les premiers temps il sourit et fait fête à tous ceux qu’il rencontre, affirme ne pas être un tyran, et fait beaucoup de promesses en privé et en public, qu’il libère les gens de leurs dettes et distribue la terre au peuple ainsi qu’à ceux qui l’entourent lui-même, et présente à tous l’apparence d’un homme affable et complaisant ?
– Si, nécessairement, dit-il.
– Mais, je crois, lorsqu’il a réglé ses relations avec les ennemis de l’extérieur en se réconciliant avec les uns, et en détruisant les autres, et que le calme s’est instauré de leur côté, il commence par susciter sans cesse de nouveaux ennemis, pour que le peuple éprouve le besoin d’un guide.
– Oui, on peut s’y attendre.
– Et sans doute aussi pour qu’à force de verser des contributions et de s’appauvrir, ils soient contraints de se consacrer à leur subsistance quotidienne, et songent moins à comploter contre lui ?
– Oui, visiblement.
– Et si, je crois, il soupçonne certains d’entre eux, qui ont des pensées de liberté, de ne pas vouloir s’en remettre à lui pour diriger, la guerre servira de bon prétexte pour les perdre, en les livrant aux ennemis ? C’est pour toutes ces raisons qu’un tyran est dans la constante nécessité de provoquer la guerre ?
– Oui, cela lui est nécessaire.
– Or agir ainsi le mène à être plus détesté par ses concitoyens ?
– Forcément.
– Par conséquent aussi certains de ceux qui ont contribué à le mettre en place et qui sont en position de puissance s’autorisent à prendre la parole, à la fois devant lui et les uns devant les autres, s’en prenant à ce qui se passe, ceux d’entre eux en tout cas qui se trouvent avoir l’esprit le plus viril ?
– Oui, on peut s’y attendre.
– Il faut alors que le tyran les détruise tous, s’il veut continuer à diriger, jusqu’à ne laisser, parmi ses amis ou ennemis, personne qui soit bon à quelque chose.

Question

Déterminez de quelle manière le tyran organise son pouvoir  par étapes.

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Notices biographiques

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PLATON  La République

Philosophe grec (428-348 A.J.C), contemporain de la démocratie athénienne. Son œuvre est essentiellement composée de dialogues dans lesquels sont évoqués différents sujets. Dans son œuvre La République il est question des rapports que la justice entretient avec l’individu et la cité. Dans le livre VIII Socrate (un philosophe) s’entretient avec Glaucon sur la question des différents systèmes politiques. Dans le passage qui nous intéresse, ils évoquent la tyrannie et les rapports qui s’instaurent entre le tyran et les gens qui l’entourent.

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XENOPHON Hiéron

Philosophe, historien et maître de guerre grec (426-355 A.J.C). Dans son œuvre Hiéron ou sur le tyran Xénophon fait dialoguer le tyran Hiéron et poète Simonide de Céos. Hiéron y présente les misères du tyran, condamné à la solitude et au malheur de par le pouvoir qu’il exerce.

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DEMOSTHENE Troisième Olynthienne

Homme d’état athénien (384-322), grand orateur et opposant à Philippe II de Macédoine, appelle les athéniens à se dresser contre celui-ci dans un discours politique dont la Troisième Olynthienne fait partie. Mais il se trouve face à un peuple apathique gouverné par des hommes politiques corrompus et corrupteurs.

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HIPPOCRATE

Médecin et philosophe grec (460-370 A.J.C), il est considéré traditionnellement comme « le père de la médecine ». Il fut l’un des premiers à rejeter les superstitions qui attribuaient les maladies à des forces surnaturelles et le précurseur de la médecine professionnelle. Il aurait refusé de répondre à une convocation du roi de Perse Artaxerxès qui voulait être soigné par lui. Les somptueux cadeaux du despote ne purent le faire changer d’avis : fidèle à la Grèce il ne veut pas soigner les barbares.

Hippocrate, plafond de Delacroix

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EUGENE DELACROIX  Hippocrate refusant les présents du roi de Perse Plafond de la bibliothèque de l’Assemblée Nationale.

Peintre majeur du romantisme en peinture, Eugène Delacroix (1798-1863) s’inspire ici de la légende d’Hippocrate. Symbole de la résistance à la monarchie, le médecin grec incarne le simple citoyen qui préfère sa patrie au luxe royal.

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ANNE-LOUIS GIRODET  Hippocrate refusant les présents D’Artarxerxès 1792

Peintre néoclassique (1767-1824), Girodet a été un témoin privilégié de la Révolution et de l’Empire. Peint en pleine période révolutionnaire ce tableau est une métaphore des luttes de l’époque. Hippocrate y incarne la dignité et l’intégrité du citoyen grec qui refuse d’être corrompu par l’or de la barbarie, les présents d’un roi.

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Hippocrate refusant les présents d’Artaxerxès, par Anne-Louis Girodet
13 réponses
  1. avatar
    Joblet dit :

    Bjr pourriez-vous un petit peu m’éclairer sur ma question de philo a propos de la tyrannie :
    « Peut-il y avoir des amis dans une tyrannie ? »

  2. avatar
    tipa dit :

    merci bcp pour ces analyses!! je passe mon bac en francais bientot et vos analyses m’ont enormement aide.

  3. avatar
    Terpsichora51 dit :

    Bonjour,
    Merci infiniment d’avoir mis en ligne tout ce travail éclairant et très intéressant. Je travaille sur l’édition « Tel » chez Gallimard, donc il y a des différences textuelles, mais les commentaires généraux demeurent justes quelle que soit la formulation. C’est un texte de toute évidence actuel ; il est frappant de voir à quel point il était novateur et dérangeant pour l’époque. Bonne continuation.

  4. avatar
    Johnb358 dit :

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