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Séquence sur l’argumentation : Lettres à un ami allemand d’Albert Camus

Albert Camus

Albert Camus

 

« Nous avons vu mentir, avilir, tuer, déporter, torturer, et à chaque fois il n’était pas possible de persuader ceux qui le faisaient de ne pas le faire, parce qu’ils étaient sûrs d’eux et parce qu’on ne persuade pas une abstraction, c’est-à-dire le représentant d’une idéologie. […] Nous vivons dans la terreur parce que la persuasion n’est plus possible. »

« Ni victimes, ni bourreaux. » Journal Combat.

« Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n’est pas de les déchaîner à travers le monde ; elle est de les combattre en nous-mêmes et dans les autres. »

L’homme révolté

Albert Camus, Lettres à un ami allemand - Première de couverture

Albert Camus, Lettres à un ami allemand – Première de couverture

 

Au sujet des Lettres

Les Lettres à un ami allemand, au nombre de quatre, ont été écrites en 1943 et 1944 et regroupées dans un recueil en 1948. 70 ans après la fin du régime nazi en Europe il nous a semblé intéressant d’étudier ces célèbres Lettres nées du combat résistant de Camus. Les deux premières évoquent deux sortes de patriotisme, celui obtus et totalement soumis à la volonté de la nation telle que la concevaient les nazis, et celui qui se bat pour le triomphe de la justice et de la liberté, valeurs chères à la Résistance, fruits d’une solidarité qui s’est forgée jour après jour, année après année. La troisième lettre souligne que cette lutte pour la dignité humaine concerne l’Europe dans son ensemble, ce que Camus appelle « ma plus grande patrie ». Là encore, seule la solidarité des européens pourra faire reculer, à l’avenir, la barbarie. La quatrième et dernière lettre, tout en dénonçant l’absence de sens moral des nazis, revendique un humanisme capable de donner sens au monde, un monde plus juste et plus heureux. Comme le disait Jules Renard, « Il faut aimer la nature et les hommes malgré la boue ». Alors, ne désespérons pas de nous-mêmes et faisons en sorte de nous engager solidairement afin de défendre les valeurs de la démocratie.

 

Camus et la Résistance

C’est en 1943 qu’Albert Camus et son ami Pascal Pia entrent dans le mouvement résistant Combat  créé à Lyon, qui publie un journal clandestin du même nom. Il y rédige de nombreux articles appelant à la Résistance contre les nazis. Afin d’échapper à ces derniers, Camus utilise des faux papiers qui lui permettent de circuler en territoire ennemi. En 1944 il devient rédacteur en chef du journal à Paris (il le restera jusqu’en 1947).

Faux document d'identité de Camus

Faux document d’identité de Camus

 

Une partie de l'équipe du journal Combat

Une partie de l’équipe du journal Combat

 

Une du journal Combat

Une du journal Combat

 

Extraits étudiés

Les textes analysés sont successivement extraits des lettres 1,2 et 4.

 

Texte 1  Lettre 1

 

Vous me disiez : « La grandeur de mon pays n’a pas de prix. Tout est bon qui la consomme. Et dans un monde où plus rien n’a de sens, ceux qui, comme nous, jeunes Allemands, ont la chance d’en trouver un au destin de leur nation doivent tout lui sacrifier. » Je vous aimais alors, mais c’est là que, déjà, je me séparais de vous. « Non, vous disais-je, je ne puis croire qu’il faille tout asservir au but que l’on poursuit. Il est des moyens qui ne s’excusent pas. Et je voudrais pouvoir aimer mon pays tout en aimant la justice. Je ne veux pas pour lui de n’importe quelle grandeur, fût-ce celle du sang et du mensonge. C’est en faisant vivre la justice que je veux le faire vivre. » Vous m’avez dit : « Allons, vous n’aimez pas votre pays. »

Il y a cinq ans de cela, nous sommes séparés depuis ce temps et je puis dire qu’il n’est pas un jour de ces longues années (si brèves, si fulgurantes pour vous !) où je n’aie eu votre phrase à l’esprit. « Vous n’aimez pas votre pays ! » Quand je pense aujourd’hui à ces mots, j’ai dans la gorge quelque chose qui se serre. Non, je ne l’aimais pas, si c’est ne pas aimer que de dénoncer ce qui n’est pas juste dans ce que nous aimons, si c’est ne pas aimer que d’exiger que l’être aimé s’égale à la plus belle image que nous avons de lui. Il y a cinq ans de cela, beaucoup d’hommes pensaient comme moi en France. Quelques-uns parmi eux, pourtant, se sont déjà trouvés devant les douze petits yeux noirs du destin allemand. Et ces hommes, qui selon vous n’aimaient pas leur pays, ont plus fait pour lui que vous ne ferez jamais pour le vôtre, même s’il vous était possible de donner cent fois votre vie pour lui. Car ils ont eu à se vaincre d’abord et c’est leur héroïsme. Mais je parle ici de deux sortes de grandeur et d’une contradiction sur laquelle je vous dois de vous éclairer.

Nous nous reverrons bientôt si cela est possible. Mais alors, notre amitié sera finie. Vous serez plein de votre défaite et vous n’aurez pas honte de votre ancienne victoire, la regrettant plutôt de toutes vos forces écrasées. Aujourd’hui, je suis encore près de vous par l’esprit – votre ennemi, il est vrai, mais encore un peu votre ami puisque je vous livre ici toute ma pensée. Demain, ce sera fini. Ce que votre victoire n’aura pu entamer, votre défaite l’achèvera. Mais du moins, avant que nous fassions l’épreuve de l’indifférence, je veux vous laisser une idée claire de ce que ni la paix ni la guerre ne vous ont appris à connaître dans le destin de mon pays.

 

Questions

1)      Ce passage évoque deux conceptions de ce qu’on appelle « la grandeur d’un pays ». Dites ce que cela signifie pour l’allemand et pour Albert Camus. Justifiez votre réponse.

2)      En quoi consiste, selon l’auteur, le véritable héroïsme ?

 

Texte 2  Lettre 2

 

Le camion roule doucement avec un petit bruit de déglutition sur la route humide de rosée. Imaginez cette heure grise, l’odeur matinale des hommes, la campagne que l’on devine sans la voir, à des bruits d’attelage, à un cri d’oiseau. L’enfant se blottit contre la bâche qui cède un peu. Il découvre un passage étroit entre elle et la carrosserie. Il pourrait sauter, s’il voulait. L’autre a le dos tourné, et sur le devant, les soldats sont attentifs à se reconnaître dans le matin sombre. Il ne réfléchit pas, il arrache la bâche, se glisse dans l’ouverture, saute. On entend à peine sa chute, un bruit de pas précipités sur la route, puis plus rien. Il est dans les terres qui étouffent le bruit de sa course. Mais le claquement de la bâche, l’air humide et violent du matin qui fait irruption dans le camion ont fait se détourner l’aumônier et les condamnés. Une seconde, le prêtre dévisage ces hommes qui le regardent en silence. Une seconde où l’homme de Dieu doit décider s’il est avec les bourreaux ou avec les martyrs, selon sa vocation. Mais il a déjà frappé contre la cloison qui le sépare de ses camarades. « Achtung ». L’alerte est donnée. Deux soldats se jettent dans le camion et tiennent les prisonniers en respect. Deux autres sautent à terre et courent à travers champs. L’aumônier, à quelques pas du camion, planté sur le bitume, essaie de les suivre du regard à travers les brumes. Dans le camion, les hommes écoutent seulement les bruits de cette chasse, les interjections étouffées, un coup de feu, le silence, puis encore des voix de plus en plus proches, un sourd piétinement enfin. L’enfant est ramené. Il n’a pas été touché, mais il s’est arrêté, cerné dans cette vapeur ennemie, soudain sans courage, abandonné de lui-même. Il est porté plutôt que conduit par ses gardiens. On l’a battu un peu, mais pas beaucoup. Le plus important reste à faire. Il n’a pas un regard pour l’aumônier ni pour personne. Le prêtre est monté près du chauffeur. Un soldat armé l’a remplacé dans le camion. Jeté dans un des coins du véhicule, l’enfant ne pleure pas. Il regarde entre la bâche et le plancher filer à nouveau la route où le jour se lève.

Je vous connais, vous imaginerez très bien le reste. Mais vous devez savoir qui m’a raconté cette histoire. C’est un prêtre français. Il me disait : « J’ai honte pour cet homme, et je suis content de penser que pas un prêtre français n’aurait accepté de mettre son Dieu au service du meurtre. »  Cela était vrai. Simplement, cet aumônier pensait comme vous. Il n’était pas jusqu’à sa foi qu’il ne lui parût naturel de faire servir à son pays. Les dieux eux-mêmes chez vous sont mobilisés. Ils sont avec vous, comme vous dites, mais de force. Vous ne distinguez plus rien, vous n’êtes plus qu’un élan. Et vous combattez maintenant avec les seules ressources de la colère aveugle, attentifs aux armes et aux coups d’éclat plutôt qu’à l’ordre des idées, entêtés à tout brouiller, à suivre votre pensée fixe.

 

Questions

1)      Reconstituez le schéma narratif du premier paragraphe.

2)      Quels éléments du récit participent à la tension dramatique du passage ?

3)      Dans quelle mesure ce texte est-il une dénonciation du fanatisme ?

 

Dessin de Jonaten. 2011.

Dessin de Jonaten. 2011.

Question

Comment comprenez-vous ce qui est écrit dans la bulle de la vignette ?

 

Texte 3  Lettre 4

 

Vous n’avez jamais cru au sens de ce monde et vous en avez tiré l’idée que tout était équivalent et que le bien et le mal se définissaient selon qu’on le voulait. Vous avez supposé qu’en l’absence de toute morale humaine ou divine les seules valeurs étaient celles qui régissaient le monde animal, c’est-à-dire la violence et la ruse. Vous en avez conclu que l’homme n’était rien et qu’on pouvait tuer son âme, que dans la plus insensée des histoires la tâche d’un individu ne pouvait être que l’aventure de la puissance, et sa morale, le réalisme des conquêtes. Et à la vérité, moi qui croyais penser comme vous, je ne voyais guère d’argument à vous opposer, sinon un goût violent de la justice qui, pour finir, me paraissait aussi peu raisonné que la plus soudaine des passions.

Où était la différence ? C’est que vous acceptiez légèrement de désespérer et que je n’y ai jamais consenti. C’est que vous admettiez assez l’injustice de notre condition pour vous résoudre à y ajouter, tandis qu’il m’apparaissait au contraire que l’homme devait affirmer la justice pour lutter contre l’injustice éternelle, créer du bonheur pour protester contre l’univers du malheur. Parce que vous avez fait de votre désespoir une ivresse, parce que vous vous en êtes délivré en l’érigeant en principe, vous avez accepté de détruire les œuvres de l’homme et de lutter contre lui pour achever sa misère essentielle. Et moi, refusant d’admettre ce désespoir et ce monde torturé, je voulais seulement que les hommes retrouvent leur solidarité pour entrer en lutte contre leur destin révoltant.

Vous le voyez, d’un même principe nous avons tiré des morales différentes. C’est qu’en chemin vous avez abandonné la lucidité et trouvé plus commode (vous auriez dit indifférent) qu’un autre pensât pour vous et pour des millions d’Allemands. Parce que vous étiez las de lutter contre le ciel, vous vous êtes reposés dans cette épuisante aventure où votre tâche est de mutiler les âmes et de détruire la terre. Pour tout dire, vous avez choisi l’injustice, vous vous êtes mis avec les dieux. Votre logique n’était qu’apparente.

J’ai choisi la justice au contraire, pour rester fidèle à la terre. Je continue à croire que ce monde n’a pas de sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens et c’est l’homme, parce qu’il est le seul être à exiger d’en avoir. Ce monde a du moins la vérité de l’homme et notre tâche est de lui donner ses raisons contre le destin lui-même. Et il n’a pas d’autres raisons que l’homme et c’est celui-ci qu’il faut sauver si l’on veut sauver l’idée qu’on se fait de la vie. Votre sourire et votre dédain me diront : qu’est-ce que sauver l’homme ? Mais je vous le crie de tout moi-même, c’est ne pas le mutiler et c’est donner ses chances à la justice qu’il est le seul à concevoir.

 

Questions

1)      Que Camus reproche-t-il à l’allemand ? Justifiez votre réponse.

2)      Dans quel sens peut-on dire que la pensée de Camus est humaniste ?

 

 

Documents complémentaires

Les trois extraits proposés sont des textes d’auteurs engagés qui, comme Camus, ont pris des risques afin de défendre une cause qui leur tenait à cœur.

 

Document complémentaire 1 Victor Hugo, « Aux habitants de Guernesey », janvier 1854.

Victor Hugo 1802-1885

Victor Hugo 1802-1885

Victor Hugo est en exil sur l’île de Guernesey quand la cour de justice de l’île condamne à mort un assassin en Janvier 1854. L’écrivain s’engage pour obtenir la grâce du condamné, Tapner, et réclame l’abolition de la peine de mort. Dans cette lettre publiée sous forme de brochure et dans les journaux de l’île, il tente de convaincre la population afin de faire pression sur les autorités du pays. Malgré plusieurs réunions publiques, le condamné est exécuté.

[…] Guernesiais ! la peine de mort recule aujourd’hui partout et perd chaque jour du terrain ; elle s’en va devant le sentiment humain. En 1830, la Chambre des députés de France en réclamait l’abolition, par acclamation ; la Constituante de Francfort l’a rayée des codes en 1848 ; la Constituante de Rome l’a supprimée en 1849 ; notre Constituante de Paris ne l’a maintenue qu’à une majorité imperceptible ; je dis plus, la Toscane, qui est catholique, l’a abolie ; la Russie, qui est barbare, l’a abolie ; Tahiti, qui est sauvage, l’a abolie. Il semble que les ténèbres elles-mêmes n’en veulent plus. Est-ce que vous en voulez, vous, hommes de ce bon pays ?
Il dépend de vous que la peine de mort soit abolie de fait à Guernesey ; il dépend de vous qu’un homme ne soit pas « pendu jusqu’à ce que mort s’ensuive » le 27 janvier ; il dépend de vous que ce spectacle effroyable, qui laisserait une tache noire sur votre beau ciel, ne vous soit pas donné.
Votre constitution libre met à votre disposition tous les moyens d’accomplir cette oeuvre religieuse et sainte. Réunissez-vous légalement. Agitez pacifiquement l’opinion et les consciences. L’île entière peut, je dis plus, doit intervenir. Les femmes doivent presser les maris, les enfants attendrir les pères, les hommes signer des requêtes et des pétitions. Adressez-vous à vos gouvernants et à vos magistrats dans les limites de la loi. Réclamez le sursis, réclamez la commutation de peine. Vous l’obtiendrez.
Levez-vous. Hâtez-vous. Ne perdez pas un jour, ne perdez pas une heure, ne perdez pas un instant. Que ce fatal 27 janvier vous soit sans cesse présent. Que toute l’île compte les minutes comme cet homme !
Songez-y bien, depuis que cette sentence de mort est prononcée, le bruit que vous entendez maintenant dans toutes vos horloges, c’est le battement du coeur de ce misérable.
Un précédent est-il nécessaire ? en voici un :
En 1851, un homme, à Jersey, tua un autre homme.
Un nommé Jacques Fouquet tira un coup de fusil à un nommé Derbyshire. Jacques Fouquet fut déclaré coupable successivement par les deux jurys. Le 27 août 1851 la cour le condamna à mort. Devant l’imminence d’une exécution capitale, l’île s’émut. Un grand meeting eut lieu ; seize cents personnes y assistèrent. Des français y parlèrent aux applaudissements du généreux peuple jersiais. Une pétition fut signée. Le 23 septembre, la grâce de Fouquet arriva.
Maintenant, qu’est-il advenu de Fouquet ?
Je vais vous le dire.
Fouquet vit et Fouquet se repent.

Qu’est-ce que le gibet a à répondre à cela ?
Guernesiais ! ce qu’a fait Jersey, Guernesey peut le faire. Ce que Jersey a obtenu, Guernesey l’obtiendra.
Dira-t-on qu’ici, dans ce sombre guet-apens du 18 octobre, la mort semble justice ? que le crime de Tapner est bien grand ?
Plus le crime est grand, plus le temps doit être mesuré long au repentir.
Quoi ! une femme aura été assassinée, lâchement tuée, lâchement ! une maison aura été pillée, violée, incendiée, un meurtre aura été accompli, et autour de ce meurtre on croira entrevoir une foule d’autres actions perverses, un attentat aura été commis, je me trompe, plusieurs attentats, qui exigeraient une longue et solennelle réparation, le châtiment accompagné de la réflexion, le rachat du mal par la pénitence, l’agenouillement du criminel sous le crime et du condamné sous la peine, toute une vie de douleur et de purification ; et parce qu’un matin, à un jour précis, le vendredi 27 janvier, en quelques minutes, un poteau aura été enfoncé dans la terre, parce qu’une corde aura serré le cou d’un homme, parce qu’une âme se sera enfuie d’un corps misérable avec le hurlement du damné, tout sera bien !
Brièveté chétive de la justice humaine !

 

Questions

1)      Dans le premier paragraphe, quel est l’argument avancé par Victor Hugo pour rejeter la peine de mort ? Quels sont les exemples qui soutiennent cet argument ?

2)      Quelle figure de style identique est reprise dans les deuxième, troisième et quatrième paragraphes? Comment pourrait-on justifier son utilisation ?

3)      Quel mode verbal domine dans ces trois paragraphes ? Quel est l’objectif recherché par l’auteur ?

4)      Pour quelle raison Victor Hugo prend-il l’exemple de Fouquet et de ce qui est arrivé à Jersey ?

 

Document complémentaire 2  Emile Zola, « J’accuse » 1898

Emile Zola 1840-1902

Emile Zola 1840-1902

Il s’agit d’une lettre ouverte parue dans le journal L’Aurore et rédigée par le romancier Emile Zola le 13 Janvier 1898. Adressée au président de la République Félix Faure, cette lettre défend la cause d’un officier français, le capitaine Alfred Dreyfus, arrêté en 1894 pour avoir, selon les autorités militaires, trahi son pays au profit de l’Allemagne dans une affaire d’espionnage. Cette accusation se révélera être mensongère.

Mais cette lettre est longue, monsieur le Président, et il est temps de conclure.

J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d’avoir ensuite défendu son oeuvre néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables.

J’accuse le général Mercier de s’être rendu complice, tout au moins par faiblesse d’esprit, d’une des plus grandes iniquités du siècle.

J’accuse le général Billot d’avoir eu entre les mains les preuves certaines de l’innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s’être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-justice, dans un but politique, et pour sauver l’état-major compromis.

J’accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s’être rendus complices du même crime, l’un sans doute par passion cléricale, l’autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l’arche sainte, inattaquable.

J’accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary d’avoir fait une enquête scélérate, j’entends par là une enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un impérissable monument de naïve audace.

J’accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, d’avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu’un examen médical ne les déclare atteints d’une maladie de la vue et du jugement.

J’accuse les bureaux de la guerre d’avoir mené dans la presse, particulièrement dans L’Eclair (1) et dans L’Echo de Paris (2), une campagne abominable, pour égarer l’opinion et couvrir leur faute.

J’accuse enfin le premier conseil de guerre d’avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j’accuse le second conseil de guerre d’avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable.

En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m’expose.

Quant aux gens que j’accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n’ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de la vérité et de la justice.

Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour !

J’attends.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect.

EMILE ZOLA

(1)   et (2) Journaux antidreyfusards

 

Questions

1)      De quelle manière Zola formule-t-il ses accusations ? Relevez contre qui, précisément, se dirigent ses attaques. Que constatez-vous ?

2)      Dans quelle mesure peut-on dire que Zola sait ce qu’il fait ?

3)      Quelles sont les raisons de son combat ?

 

Document complémentaire 3  Boris Vian, Le déserteur. 1953.

Boris Vian 1920-1959

Boris Vian 1920-1959

Une première version du Déserteur, dite « pacifiste » a été d’abord interprétée par le chanteur Mouloudji en Mai 1954, le jour même de la bataille de Dien Bien Phu qui marque la fin de la guerre d’Indochine. Elle sera immédiatement interdite de diffusion radio et de vente.

 

Le Déserteur

 

Monsieur le Président
Je vous fais une lettre
Que vous lirez peut-être
Si vous avez le temps
Je viens de recevoir
Mes papiers militaires
Pour partir à la guerre
Avant mercredi soir
Monsieur le Président
Je ne veux pas la faire
Je ne suis pas sur terre
Pour tuer des pauvres gens
C’est pas pour vous fâcher
Il faut que je vous dise
Ma décision est prise
Je m’en vais déserter

Depuis que je suis né
J’ai vu mourir mon père
J’ai vu partir mes frères
Et pleurer mes enfants
Ma mère a tant souffert
Elle est dedans sa tombe
Et se moque des bombes
Et se moque des vers
Quand j’étais prisonnier
On m’a volé ma femme
On m’a volé mon âme
Et tout mon cher passé
Demain de bon matin
Je fermerai ma porte
Au nez des années mortes
J’irai sur les chemins

Je mendierai ma vie
Sur les routes de France
De Bretagne en Provence
Et je dirai aux gens:
Refusez d’obéir
Refusez de la faire
N’allez pas à la guerre
Refusez de partir
S’il faut donner son sang
Allez donner le vôtre
Vous êtes bon apôtre
Monsieur le Président
Si vous me poursuivez
Prévenez vos gendarmes
Que je n’aurai pas d’armes
Et qu’ils pourront tirer

Chanson de Boris Vian  1953

 

Questions

1)      Déterminez la situation d’énonciation de ce texte.

2)      A quel moment a lieu un changement de destinataire ? A qui s’adresse alors le poète ? Quelle figure de style souligne le message ?

3)      Quelles sont les motivations du locuteur ? Repérez ses arguments.

 

 

 

 

 

 

 

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