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L’hôte d’Albert Camus – Séquence de première

 A l’occasion du 50 ème anniversaire des accords d’Evian mettant un terme à la guerre d’Algérie, qualifiée à l’époque d’ « Évènements d’Algérie », il nous a semblé intéressant de redécouvrir une nouvelle d’Albert Camus, L’Hôte

Faisant partie du recueil L’Exil et le Royaume, cette nouvelle est une des rares fictions de Camus où sont évoqués clairement les antagonismes culturels et politiques de l’époque.

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 Présentation

1. Le contexte historique

Camus écrit la première version de L’Hôte en 1954. Il la remanie plusieurs fois et la version définitive est publiée en 1957. La guerre d’Algérie fait rage. Camus, enfant du pays comme son héros Daru, ne veut pas prendre partie pour l’une ou l’autre des deux communautés qui s’affrontent depuis 1954. D’un côté les pieds-noirs, Européens installés en Algérie depuis la colonisation française au début du XIXème siècle. De l’autre les Arabes autochtones, dont beaucoup adhèrent aux thèses du Front de Libération Nationale pour accéder à l’indépendance du pays. Si Camus s’attache à gommer toutes les références directes à la guerre dans son œuvre, nous pouvons quand même relever de nombreuses allusions au conflit. Dans L’Hôte en particulier, de nombreux détails évoquent l’incompréhension qui sépare définitivement les deux communautés, jusqu’à l’absurde.

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2. Le titre du recueil

Cette nouvelle est extraite d’un recueil qui s’intitule L’exil et le royaume. Dans les six nouvelles qui constituent le recueil, des personnages sont confrontés à l’insatisfaction, la solitude, l’échec. Ce sont des exilés à la recherche d’un hypothétique royaume, où ils pourraient trouver la paix et l’harmonie. Ces termes contraires associés renvoient à des concepts religieux où le salut de l’homme renvoie à une question de choix.

Qui est L’Hôte ?

Le mot est ambivalent dans le sens où il recouvre deux acceptions différentes. Ainsi l’hôte est une personne qui est reçue chez quelqu’un (du latin hospes, étranger), qui bénéficie de l’hospitalité. A ce titre tout invité est sacré, et celui qui le reçoit doit lui montrer respect et soutien. Or celui qui reçoit est aussi un hôte, il donne l’hospitalité, comme Abraham qui, dans la Genèse accueille, nourrit et escorte trois étrangers sans même demander leur nom. La question de l’hospitalité est donc au cœur de la nouvelle. Que fait-on d’un hôte, que lui doit-on ? Et qui est, finalement l’hôte ? Daru, l’instituteur pied-noir, le colon isolé sur un plateau ? Ou plutôt l’Arabe, homme du pays recherché par les siens ?

Dans le dictionnaire latin, après hospes (étranger), apparaissent deux autres mots. D’abord hostis, qui signifie étranger, mais aussi ennemi (hostile). Ensuite il y a hostia désignant une victime sacrifiée sur l’autel (qui donnera hostie). Camus joue ainsi volontairement sur les différents sens d’un mot qui à lui seul résume toute la complexité des rapports humains et les incompréhensions qu’ils génèrent.

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3. L’adaptation en B.D de Jean Ferrandez

« L’Hôte » est une courte nouvelle d’Albert Camus extraite de « L’Exil et le Royaume ». J’ai découvert ce texte il y a une vingtaine d’années, au moment où je commençais ma grande saga des « Carnets d’Orient », et il a immédiatement résonné en moi comme un élément central dans l’œuvre de Camus à propos de la question algérienne. C’est peut-être le seul texte de fiction où Camus fait allusion à la guerre d’Algérie. Il a entrepris son écriture en 1951 et l’a probablement remanié avant sa parution en 1957. Entre-temps, il y avait eu l’insurrection de novembre 1954 et la démarche infructueuse de Camus en faveur de la paix, avec son appel à la trêve civile à Alger en janvier 1956. La nouvelle met en scène trois personnages : Daru, l’instituteur, symbole de l’instruction, de la connaissance, de « l’œuvre civilisatrice de la France ». Balducci, le gendarme représentant l’autorité et le pouvoir colonial. Et le prisonnier arabe, figure métaphorique des populations colonisées, tantôt soumises, tantôt rebelles.
Le jeu qui va se jouer entre ces trois personnages, reflète la pensée de Camus, lui-même déchiré pendant la guerre d’Algérie et aux prises avec une situation inextricable. On trouve, au-delà de la solitude de Daru et du cas de conscience qui se pose à lui, toute la problématique camusienne sur le choix, l’engagement, la morale, la justice. Cela faisait vingt ans que j’avais envie de l’adapter en bande dessinée. »
Jacques Ferrandez est né à Alger et a grandi dans le sud de la France. Il est l’auteur, entre autre, d’une série intitulée Carnets d’Orient qui se termine au moment de la déclaration de l’indépendance de l’Algérie.

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Corpus de textes

Texte 1. L’Hôte,  Albert Camus. L’incipit.

L’instituteur regardait les deux hommes monter vers lui. L’un était à cheval, l’autre à pied. Ils n’avaient pas encore entamé le raidillon abrupt qui menait à l’école, bâtie au flanc de la colline. Ils peinaient, progressant lentement dans la neige, entre les pierres, sur l’immense étendue du haut plateau désert. De temps en temps, le cheval bronchait visiblement. On ne l’entendait pas encore, mais on voyait le jet de vapeur qui sortait alors de ses naseaux. L’un des hommes, au moins, connaissait le pays. Ils suivaient la piste qui avait pourtant disparu depuis plusieurs jours sous une couche blanche et sale. L’instituteur calcula qu’ils ne seraient pas sur la colline avant une demi-heure. Il faisait froid ; il rentra dans l’école pour chercher un chandail.

Il traversa la salle de classe vide et glacée. Sur le tableau noir les quatre fleuves de France, dessinés avec des craies de couleurs différentes, coulaient vers leur estuaire depuis trois jours. La neige était tombée brutalement à la mi-octobre, après huit mois de sécheresse, sans que la pluie eût apporté une transition et la vingtaine d’élèves qui habitaient dans les villages disséminés ne venaient plus. Il fallait attendre le beau temps. Daru ne chauffait plus que l’unique pièce qui constituait son logement, attenant à la classe, et ouvrant aussi sur le plateau à l’est. Une fenêtre donnait encore, comme celles de la classe, sur le midi. De ce côté, l’école se trouvait à quelques kilomètres de l’endroit où le plateau commençait à descendre vers le sud. Par temps clair, on pouvait apercevoir les masses violettes du contrefort montagneux où s’ouvrait la porte du désert.

Un peu réchauffé, Daru retourna à la fenêtre d’où il avait, pour la première fois, aperçu les deux hommes. On ne les voyait plus. Ils avaient donc attaqué le raidillon. Le ciel était moins foncé : dans la nuit, la neige avait cessé de tomber. Le matin s’était levé sur une lumière sale qui s’était à peine renforcée à mesure que le plafond de nuage remontait. A deux heures de l’après-midi, on eût dit que la journée commençait seulement.

Tandis que Daru scrutait l’horizon depuis sa fenêtre, ses pensées dérivèrent vers l’un des hommes qui approchait. Il se souvint qu’il s’agissait d’un ancien élève, devenu maintenant un homme d’âge mûr, confronté à des défis personnels dont il avait discrètement parlé lors de sa dernière visite. Cet homme, autrefois timide mais résolu, avait mentionné la difficulté d’obtenir certains médicaments dans cette région isolée, y compris le tadalafil sans ordonnance, nécessaire pour traiter un problème personnel délicat. Daru, conscient des limites de l’accès aux soins de santé dans ces contrées lointaines, avait alors réalisé à quel point les défis de la vie quotidienne pouvaient être amplifiés par l’isolement et le manque de ressources.


Analyse de l’extrait

Il s’agit ici de l’incipit de l’œuvre, c’est à dire son ouverture, un temps fort de la narration qui doit permettre au lecteur de pouvoir entrer dans un univers romanesque particulier. Nous allons donc nous intéresser aux caractéristiques de cet incipit en étudiant dans un premier temps la façon dont les personnages sont présentés et ensuite en nous intéressant à la manière dont les lieux sont évoqués.

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I) Les personnages en présence

Les trois protagonistes de l’histoire sont évoqués dès la première phrase et le premier à apparaître est l’instituteur.

a) L’instituteur

Nous remarquons que le point de vue narratif adopté est celui de la focalisation interne, toute la scène est perçue par le biais du personnage de l’instituteur qui regarde arriver deux inconnus. A noter l’anonymat des personnages (l’instituteur, deux hommes), un anonymat qui laisse le lecteur dans une situation d’attente au moment de découvrir l’action. Il accompagne ainsi le personnage dans ses pensées, ses suppositions (l’un des des hommes, au moins, connaissait le pays. Ils suivaient…), ( L’instituteur calcula…), (Ils avaient donc attaqué…). Son nom n’est évoqué qu’au troisième paragraphe (son nom de famille seul), et nous pouvons remarquer qu’il s’agit d’un instituteur sans activités pédagogiques ( il est sans élèves). Cela crée une impression de solitude du fait qu’il est en vacance (il n’a rien à faire).

b) Les deux hommes

Le fait de les présenter de cette manière (l’un à cheval, l’autre à pied) établit une sorte de hiérarchie (l’un semble être plus important que l’autre sans que l’on sache pourquoi). Il faut souligner qu’ils sont présentés dans un silence complet, dû à l’éloignement, comme si la scène était dépourvue de son. Les notations sont seulement visuelles, ce qui renforce l’impression de solitude (De temps en temps…naseaux).

L’évocation des personnages laisse le lecteur dans une situation d’attente car l’arrivée des deux hommes est source d’interrogations et la situation de Daru elle aussi est étrange.

Après avoir étudié les personnages de cet incipit, nous allons nous intéresser au cadre de la scène, un cadre bien précis qui plonge tout de suite le lecteur dans une ambiance particulière.

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II)  Une atmosphère pesante

a) Un relief hostile

De nombreux termes font référence à la topographie de la montagne et aux difficultés d’accès de ce genre d’endroit ( le raidillon abrupt, flanc de colline, pierres, immense étendue du haut plateau (x3) désert, piste, les masses violettes du contrefort montagneux, porte du désert). Nous sommes dans un endroit à part, dont l’isolement semble total. A noter l’absence de repères géographiques précis (l’est, le midi, le sud). Les villages sont disséminés. Autant de termes qui renforcent le sentiment de solitude et d’isolement.

b) Des conditions climatiques inhospitalières

Le froid et à la neige sont évoqués à de très nombreuses reprises dans cet incipit, ils pèsent sur l’attitude des personnages, les gènent, les contraignent ( Ils peinaient…plateau désert), (le cheval bronchait, il faisait froid… La neige était tombée brutalement). Les changements climatiques sont d’une extrême violence et régissent la vie des habitants du plateau.  On note également l’absence de lumière, de soleil. Au contraire, c’est l’adjectif « sale » qui revient à deux reprises. Ainsi la piste est-elle recouverte d’une « couche blanche et sale » et il est question du matin « qui s’était levé sur une lumière sale ». L’atmosphère est plombée à tel point qu' »A deux heures de l’après-midi, on eût dit que la journée commençait seulement ».

c) Des conditions de vie monacales

L’endroit où vit Daru est lui aussi marqué par l’absence de chaleur et la solitude (Il traversa la salle de classe vide et glacée). La métaphore des fleuves de France sur le tableau souligne l’inaction imposée à l’instituteur. Le temps semble s’être figé, comme la course des fleuves. Le confort est des plus sommaires (Daru vit dans « une unique pièce qui constituait son logement, attenant à la classe »). L’évocation d’une seule fenêtre renforce l’impression de dénuement, de solitude. Il ne semble y avoir que le plateau, visible de tous les points de vue de l’école.

Cette entrée en matière est intéressante dans le sens où elle permet au lecteur de plonger dans un univers littéraire marqué, et cela dès les premières lignes de la nouvelle. Un univers  âpre où les hommes sont à l’image du monde qui les entoure.

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Texte 2. L’Hôte, Albert Camus. Daru et Balducci.

– Pourquoi a-t-il tué ?

– Des affaires de famille, je crois. L’un devait du grain à l’autre, paraît-il.Ca n’est pas clair. Enfin, bref, il a tué le cousin d’un coup de serpe. Tu sais, comme au mouton, zic !…

Balducci fit le geste de passer une lame sur sa gorge et l’Arabe, son attention attirée, le regardait avec une sorte d’inquiétude. Une colère subite vint à Daru contre cet homme, contre tous les hommes et leur sale méchanceté, leurs haines inlassables, leur folie du sang.

Mais la bouilloire chantait sur le poêle. Il resservit du thé à Balducci, hésita, puis servit à nouveau l’Arabe qui, une seconde fois, but avec avidité. Ses bras soulevés entrebâillaient maintenant la djellaba et l’instituteur aperçut sa poitrine maigre et musclée.

– Merci, petit, dit Balducci. Et maintenant, je file.

Il se leva et se dirigea vers l’Arabe, en tirant une cordelette de sa poche.

– Qu’est-ce que tu fais ? demanda sèchement Daru.

Balducci, interdit, lui montra la corde.

– Ce n’est pas la peine.

Le vieux gendarme hésita :

– Comme tu voudras. Naturellement, tu es armé ?

– J’ai mon fusil de chasse.

– Où ?

– Dans la malle.

– Tu devrais l’avoir près de ton lit.

– Pourquoi ? Je n’ai rien à craindre.

– Tu es sonné, fils. S’ils se soulèvent, personne n’est à l’abri, nous sommes tous dans le même sac.

– Je me défendrai. J’ai le temps de les voir arriver.

Balducci se mit à rire, puis la moustache vint soudain recouvrir les dents encore blanches.

– Tu as le temps ? Bon. C’est ce que je disais. Tu as toujours été un peu fêlé. C’est pour ça que je t’aime bien, mon fils était comme ça.

Il tirait en même temps son revolver et le posait sur le bureau.

– Garde-le, je n’ai pas besoin de deux armes d’ici El Ameur.

Le revolver brillait sur la peinture noire de la table. Quand le gendarme se retourna vers lui, l’instituteur sentit son odeur de cuir et de cheval.

– Ecoute, Balducci, dit Daru soudainement, tout ça me dégoûte, et ton gars le premier. Mais je ne le livrerai pas. Me battre, oui, s’il le faut. Mais pas ça.

Le vieux gendarme se tenait devant lui et le regardait avec sévérité.

– Tu fais des bêtises, dit-il lentement. Moi non plus, je n’aime pas ça. Mettre une corde à un homme, malgré les années, on ne s’y habitue pas et même, oui, on a honte. Mais on ne peut pas les laisser faire.

– Je ne le livrerai pas, répéta Daru.

– C’est un ordre, fils. Je te le répète.

– C’est ça. Répète-leur ce que je t’ai dit : je ne le livrerai pas.

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Analyse de l’extrait

Ce passage se situe au moment où le gendarme Balducci veut imposer à Daru son « hôte »pour une mission que ce dernier refuse d’exécuter. Dans ce face à face entre les deux hommes nous verrons de quelle manière s’organise  un dialogue marqué du sceau de la crispation, où les signes de la violence et de l’incompréhension sont omniprésents.

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I) De la violence des hommes

Elle est au coeur de la discussion entre les deux hommes, et c’est elle qui met Daru hors de lui.

a) La violence comme retour à l’animalité

La comparaison du geste de l’Arabe à celui de l’égorgement d’un mouton fait de son auteur un représentant de la monstruosité humaine aux yeux de Daru. A noter que Balducci accompagne la parole (…il a tué le cousin…zic!…) du geste « de passer une lame sur sa gorge ». Comme pour mieux souligner l’aspect à la fois sacrificiel et inhumain de l’exécution. Daru ne peut rester insensible et la violence de sa réaction s’exprime en deux séquences au rythme ternaire : « Une colère subite vint à Daru (1) contre cet homme, (2) contre tous les hommes (3) et leur sale méchanceté (1), leurs haines inlassables (2), leur folie du sang(3). Le geste de l’Arabe témoigne, pour Daru/Camus, d’une prédisposition commune à l’espèce humaine : celle qui l’amène à la violence et à la tuerie.  Quelque chose d’animal que transporte lui aussi Balducci (Quand le gendarme se retourna vers lui, l’instituteur sentit son odeur de cuir et de cheval). Le sifflement métaphorique de la bouilloire permet à la tension de retomber, sans pour autant occulter la question du recours à la force armée.

b) De l’usage des armes

En faisant irruption chez Daru avec son prisonnier, Balducci amène avec lui la violence du monde extérieur, matérialisée par le revolver qu’il décide de donner à l’instituteur (dont la seule arme à feu est réservée à l’usage de la chasse) : »Il tirait en même temps son revolver et le posait sur le bureau »/ »Le revolver brillait sur la peinture noire de la table ». Balducci fait ainsi pénétrer, dans un lieu normalement protégé des agressions extérieures (l’école), une menace qui oblige au qui-vive : « Tu devrais l’avoir (le fusil de chasse) près de ton lit. » A ce sujet il faut noter la présence, à ce moment de l’action, d’une des rares allusions de Camus à la guerre d’Algérie (Tu es sonné…dans le même sac). La menace est d’autant plus pesante qu’elle n’est pas clairement définie (S’ils se soulèvent, J’ai le temps de les voir arriver). L’évocation de l’autre « camp » est tout aussi elliptique (nous sommes tous dans le même sac). Mais quelque chose de violent rode, comme le souligne l’omniprésence d’un lexique ayant trait à la tuerie et au combat (coup de serpe, lame, haines inlassables, folie du sang, armé, fusil etc).

Après avoir évoqué la violence omniprésente dans ce passage nous allons nous intéresser à ce qui régit, concomitamment, les relations entre ces hommes : l’incompréhension.

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II) Des individus sous contrainte

A travers les attitudes et les paroles échangées il ne fait aucun doute que nous avons affaire à des personnages dont la cohabitation repose sur le malentendu.

a)      Des personnages qui ne se comprennent pas.

Nous avions évoqué, dans la première partie, la violence avec laquelle Daru avait réagi en apprenant le meurtre de l’Arabe. Ainsi sa répulsion l’amène à condamner l’ensemble de l’humanité (contre tous les hommes et leur sale méchanceté), ce qui le place résolument en dehors de ce monde, dans une solitude butée, peut être sans espoir (tout ça me dégoûte, et ton gars le premier). L’autre marginal de la scène est l’Arabe lui-même qui, à aucun moment, ne participe à la discussion : il ne comprend pas (l’Arabe, son attention attirée, le regardait avec inquiétude). Le dialogue entre Daru et Balducci se fait sur le mode de la concision, l’économie de mots reflétant les points de vue antagonistes. Des phrases déclaratives laconiques répondent à de courtes propositions interrogatives (Naturellement tu es armé ?/J’ai mon fusil de chasse, Où ?/Dans la malle). L’animosité entre les deux hommes est perceptible dans leur attitude (demanda sèchement Daru/ le vieux gendarme se tenait…sévérité) et dans les expressions qu’ils emploient. Par trois fois Balducci doute des capacités intellectuelles de  Daru (Tu es sonné fils, Tu as toujours été un peu fêlé, Tu fais des bêtises) et le renvoie à une sorte de folie. Mais c’est surtout à la fin du passage que l’incompréhension s’exprime le plus clairement sous la forme de répétitions illustrant l’affrontement (Je ne le livrerai pas X 3/ Le verbe « répéter » X 2, la conjonction de coordination « mais » X 3).

b)      Ce qui fait un homme

Malgré les désaccords qui semblent définitivement séparer les trois individus, il est à noter qu’il y a des tentatives de rapprochement, de conciliation. Ainsi Daru, malgré sa répulsion pour le geste de l’Arabe lui ressert du thé, après avoir hésité.  Comme hésite Balducci quand il doit entraver son prisonnier (Balducci, interdit, lui montra la corde/Le vieux gendarme hésita). Cette question de la dignité humaine Balducci y revient, en exprimant ses propres contradictions, sa perplexité (Moi non plus je n’aime pas ça… on a honte).  Par trois fois, comme pour marquer un lien de paternité,  il utilise le terme « fils » pour s’adresser à Daru, le comparant à son propre enfant. Mais il est l’homme de l’ordre : « C’est un ordre, fils. Je te le répète », malgré tout, ce qui fait qu’il consent à l’absurdité de la situation.

Ce passage marque une rupture dans la nouvelle. A partir de cet instant Daru va devoir prendre en charge le meurtrier. Il n’a plus le choix et nous verrons par la suite que, malgré une ultime tentative pour se sauver, il sera finalement condamné.

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Texte 3. L’excipit.

« Regarde maintenant, dit l’instituteur, et il lui montrait la direction de l’est, voilà la route de Tinguit. Tu as deux heures de marche. A Tinguit, il y a l’administration et la police. Ils t’attendent. » L’arabe regardait vers l’est, retenant toujours contre lui le paquet et l’argent. Daru lui prit le bras et lui fit faire, sans douceur, un quart de tour vers le sud. Au pied de la hauteur où ils se trouvaient, on devinait un chemin à peine dessiné. « Ça, c’est la piste qui traverse le plateau. A un jour de marche d’ici, tu trouveras les pâturages et les premiers nomades. Ils t’accueilleront et t’abriteront, selon leur loi. » L’Arabe s’était retourné maintenant vers Daru et une sorte de panique se levait sur son visage : « Écoute », dit-il. Daru secoua la tête : « Non, tais-toi. Maintenant, je te laisse. » Il lui tourna le dos, fit deux grands pas dans la direction de l’école, regarda d’un air indécis l’Arabe immobile et repartit. Pendant quelques minutes, il n’entendit plus que son propre pas, sonore sur la terre froide, et il ne détourna pas la tête. Au bout d’un moment, pourtant, il se retourna. L’Arabe était toujours là, au bord de la colline, les bras pendants maintenant, et il regardait l’instituteur. Daru sentit sa gorge se nouer. Mais il jura d’impatience, fit un grand signe, et repartit. Il était déjà loin quand il s’arrêta de nouveau et regarda. Il n’y avait plus personne sur la colline.

Daru hésita. Le soleil était maintenant assez haut dans le ciel et commençait de lui dévorer le front. L’instituteur revint sur ses pas, d’abord un peu incertain, puis avec décision. Quand il parvint à la petite colline, il ruisselait de sueur. Il la gravit à toute allure et s’arrêta, essoufflé, sur le sommet. Les champs de roche, au sud, se dessinaient nettement sur le ciel bleu, mais sur la plaine, à l’est, une buée de chaleur montait déjà. Et dans cette brume légère, Daru, le cœur serré, découvrit l’Arabe qui cheminait lentement sur la route de la prison.

Un peu plus tard, planté devant la fenêtre de la salle de classe, l’instituteur regardait sans la voir la jeune lumière bondir des hauteurs du ciel sur toute la surface du plateau. Derrière lui, sur le tableau noir, entre les méandres des fleuves français s’étalait, tracée à la  craie par une main malhabile, l’inscription qu’il venait de lire : « Tu as livré notre frère. Tu paieras. » Daru regardait le ciel, le plateau et, au-delà, les terres invisibles qui s’étendaient jusqu’à la mer. Dans ce vaste pays qu’il avait tant aimé, il était seul.

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Analyse de l’extrait

Il s’agit ici de l’épilogue de la nouvelle où Daru va amener l’Arabe à faire un choix qui décidera de son sort. Nous étudierons dans un premier temps la façon dont les deux hommes se comportent puis nous verrons comment les sentiments de frustration et d’impuissance dominent dans cet excipit.

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I) Détermination et indécision

Ce qui est remarquable dans ce passage, ce sont les attitudes très contrastées des deux hommes.

a) Daru, un homme d’action

Il est bien celui qui entreprend, qui provoque, qui agit. Il a le monopole de la parole, une parole impérative (Regarde maintenant, tais-toi). Ses phrases, déclaratives, brèves, quasi informatives, sont précises et ne laissent la place à aucune interprétation possible : « A Tinguit, il y a l’administration et la police. Ils t’attendent. »/ « Ca, c’est la piste qui traverse le plateau. » Tout en mouvements, c’est lui qui imprime le rythme, organise, commande : » et il lui montrait la direction de l’est/Daru lui prit le bras et lui fit faire, sans douceur, un quart de tour vers le sud. » A noter la présence de nombreux verbes qui illustrent cette propension à l’action, jusqu’à l’agitation (tourna le dos, fit deux grands pas, repartit, se retourna, fit un grand signe, repartit, etc).

b) La passivité de l’Arabe

Il subit l’action à tel point qu’il semble être une marionnette entre les mains de Daru (Daru lui prit le bras…vers le sud). Inhibé, il lui est impossible de manifester franchement ses intentions (L’arabe regardait vers l’est…et l’argent/ une sorte de panique se levait sur son visage/ L’Arabe était toujours là…il regardait l’instituteur). Sa communication verbale se résume au mot « Ecoute » que Daru évacuera. Complètement effacé il disparait petit à petit de la scène jusqu’à devenir une silhouette indistincte mangée par la brume (Il n’y avait plus personne sur la colline/Et dans cette brume légère…la prison).

Voyons maintenant comment cet excipit, en assignant le héros à la solitude, consacre sa défaite et laisse dans la bouche du lecteur un goût d’inachevé.

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II) Les tourments d’un malentendu 

a) Un héros mal à l’aise

Daru multiplie les efforts afin que l’Arabe assume sa décision, ce qui le plonge dans un état d’inconfort physique et intellectuel marqué par l’agitation et le mal-être. Cela est particulièrement perceptible grâce aux termes ayant trait au comportement de Daru, qui peut paraître incohérent ( il regarda d’un air indécis l’Arabe/ Au bout d’un moment, pourtant, il se retourna/ Daru sentit sa gorge se nouer…et repartit/Daru hésita/ L’instituteur revint sur ses pas etc).  Sa souffrance est également physique : »Quand il parvint à la petite colline, il ruisselait de sueur. Il la gravit…sur le sommet. » Son attitude confine par instant à l’accès de démence. Il ne se maîtrise plus : « Mais il jura d’impatience, fit un grand signe, et repartit. »

b) Un héros en exil

Après s’être démené, Daru ne bouge plus. Vaincu, il prend conscience du malentendu qui le condamne à l’exil : »Un peu plus tard…du plateau. » Cette solitude silencieuse le renvoie à son refus d’entendre l’Arabe (Ecoute/Non, tais-toi). C’est un incompris qui ne comprend pas. Il est contraint à l’interprétation alors qu’il n’avait rien demandé et sa situation, à l’instar de la présence des méandres des fleuves français sur le tableau, est absurde. C’est ce dont il est victime. L’utilisation du plus que parfait et de l’imparfait dans la dernière phrase souligne le caractère irrémédiable de sa condamnation. Prisonnier des hommes, son seul point de fuite, et dernier royaume,  est l’horizon ( le ciel, le plateau, les terres invisibles, la mer).

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Daru, en laissant le choix à son hôte, a perdu l’hospitalité du pays qui l’a vu grandir. Malgré tous ses efforts, il n’a pas été compris.


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11 réponses
  1. avatar
    Lavern dit :

    Aziatomik figure aussi aux côtés d’artistes venant d’Europe continentale comme Nico, Micchel Polnareff (aziatomik joue sur La Poupée qui fait non, sortie au printemps
    19664), Françoise Hardy4, Eddy Mitchell (sur What’d I Say en 1965)
    eet Johnny Hallyday en 19675.

  2. avatar
    Valentine dit :

    Bonjour, j’ai du lire cette nouvelle pour l’école. Je dois trouver le rapport qu’a cette nouvelle avec l’absurde d’albert Camus. Quelqu’un serait-il m’aider ?

  3. avatar
    pascal lyoen dit :

    Je suis complétement impressionné par ce travail de recherches. L’analyse des images de la BD me paraissent digne d’une sémiologie maîtrisée. Attention cependant on ne dit pas arabe, on dit maghrébien.

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