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Réécritures de l’Odyssée d’Homère

Ulysse, d’après Kikojo


« Ô Muse, conte-moi l’aventure de l’inventif : celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra, voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d’usages, souffrant beaucoup d’angoisse dans son âme sur la mer pour défendre sa vie et le retour de ses marins sans en pouvoir sauver un seul… »

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C’est ainsi que débute l’Odyssée d’Homère, une aventure en vingt-quatre chants universellement connue composée après l’Iliade au IXème siècle avant J.C. Très différente de l’Iliade, qui est une épopée guerrière, l’Odyssée est un récit centré sur un personnage et accumule les péripéties à la fois réalistes et merveilleuses. Texte fondateur du romanesque occidental l’Odyssée a inspiré des générations d’auteurs, de peintres, de poètes, d’artistes en tous genres. C’est ce que nous allons voir grâce aux documents qui serviront à illustrer notre travail sur ce qu’on appelle les réécritures. A partir d’un extrait du texte source, l’Odyssée, nous allons découvrir des exemples de réappropriation littéraire et iconographique. Du fabuliste Jean de La Fontaine au XVIIème siècle à l’écrivain contemporain Alberto Moravia, des poteries antiques au tableau du peintre anglais du XIXème siècle John-William Waterhouse, nous constaterons l’extrême vitalité d’une œuvre qui inspire toujours l’imaginaire des hommes.

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Les origines de l’œuvre et sa transmission

Tout comme l’Iliade, l’Odyssée a une origine légendaire. L’histoire a été composée et transmise oralement avant d’être notée par écrit au moment où l’écriture phénicienne a bénéficié d’une diffusion rapide et importante en Grèce. Les différentes versions orales et écrites qui circulaient présentaient des variantes. Vers 550 avant J.C,  Pisistrate, tyran d’Athènes, fit rédiger une version officielle des œuvres d’Homère, qui fut à son tour diffusée, commentée et…transformée. Cependant, eu égard au respect qui entourait l’œuvre d’Homère, il semble que les modifications apportées au texte original ne l’aient pas vraiment altéré. Au IIIème siècle de notre ère les savants d’Alexandrie  proposèrent un redécoupage de l’œuvre en 24 chants, tentant de repérer ce qui était authentique de ce qui avait été ajouté à l’histoire au fil des siècles, selon la fantaisie des « auteurs ». Des papyrus et des tablettes de l’antiquité, en passant par les parchemins du Moyen Âge, l’œuvre est arrivée jusqu’à nous sous des versions différentes mais assez proches et les textes modernes sont quasiment fixés.

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Le résumé de l’œuvre

Au début de l’Odyssée, Ulysse est retenu captif sur l’île de la nymphe Calypso et ne peut rentrer chez lui retrouver sa femme Pénélope.
Tous les dieux sont favorables à son retour, sauf Poséidon qui lui en veut d’avoir rendu aveugle son fils le cyclope Polyphème.

Alors que Zeus envoie Hermès demander à Calypso de libérer Ulysse, Athéna se rend à Ithaque pour conseiller à Télémaque, le fils d’Ulysse, de partir vers Pylos et Sparte prendre des nouvelles de son père.
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La structure de l’œuvre est la suivante
– les chants I à IV racontent la Télémachie, c’est-à-dire les aventures de Télémaque qui demande des nouvelles de son père et veut contrecarrer les plans des prétendants de sa mère Pénélope
– les chants V à XII correspondent au récit de son périple par Ulysse lui-même ; recueilli par le roi Alcinoos après un naufrage, il raconte ses aventures précédentes depuis son départ de Troie
– les chants XIII à XXIV racontent la vengeance d’Ulysse qui se fait reconnaître de ses proches et massacre les prétendants.

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Le personnage d’Ulysse

Ulysse est non seulement le personnage principal de l’Odyssée mais aussi l’un des héros les plus célèbres de la mythologie grecque.
Fils de Laërte et d’Anticlée,  il a quitté sa femme Pénélope et son fils Télémaque pour participer à la guerre de Troie.
A cette occasion, ce personnage célèbre pour son intelligence et sa ruse (métis en grec ancien) a imaginé le stratagème du cheval de Troie qui a permis aux Grecs de prendre la ville.

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Les aventures d’Ulysse

Au cours du long périple qui le ramène chez lui, Ulysse doit de nouveau faire preuve de ruse et d’astuce pour surmonter de nombreuses embûches.
A cause du courroux de Poséidon, il erre sur la mer pendant 20 ans avant de pouvoir rentrer chez lui.

L’Odyssée raconte notamment :
– l’épisode des Lotophages et la lutte contre le cyclope Polyphème, auquel Ulysse crève l’œil après l’avoir enivré (Chant IX)
– un passage chez les Lestrygons cannibales et chez la magicienne Circé qui transforme son équipage en porcs (Chant X)
– une descente aux Enfers qui permet à Ulysse de parler au fantôme de sa mère et de revoir ses anciens compagnons, dont Agamemnon et Achille (Chant XI)
– l’épisode des sirènes qui poussent les navires vers les récifs au moyen de leurs chants : Ulysse demande alors à son équipage de se boucher les oreilles avec de la cire et se fait attacher au mât du bateau (Chant XII)
– l’épisode des troupeaux d’Hélios : seul Ulysse, qui n’avait pas mangé de bétail, échappe au naufrage et arrive sur l’île de Calypso qui le retient prisonnier pendant 8 ans (Chant XI).

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Documents d’étude

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TEXTE 1 : Homère, Odyssée, chant X, VIIème siècle avant J.C.

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Dans les chants I à XII de l’Odyssée, Ulysse (appelé aussi Odysséus) fait le récit de ses aventures. Le chant X est en partie consacré à la magicienne Circé. Celle-ci a changé en cochons les compagnons qu’Ulysse avait envoyés en reconnaissance sur l’île qu’elle habite. Dans ce passage, Ulysse, à la recherche de ses compagnons, arrive à son tour chez Circé.

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J’arrivai à la grande demeure de l’empoisonneuse Circé. Et Hermès (1) à la baguette d’or vint à ma rencontre, comme j’approchais de la demeure, et il était semblable à un jeune homme dans toute la grâce de l’adolescence. Et, me prenant la main, il me dit :

– Ô malheureux où vas-tu seul, entre ces collines, ignorant ces lieux. Tes compagnons sont enfermés dans les demeures de Circé, et ils habitent comme des porcs des étables bien closes. Viens-tu pour les délivrer ? Certes, je ne pense pas que tu reviennes toi-même, et tu resteras là où ils sont déjà. Mais je te délivrerai de ce mal et je te sauverai. Prends ce remède excellent, et le portant avec toi, rends-toi aux demeures de Circé, car il éloignera de ta tête le jour fatal. Je te dirai tous les mauvais desseins de Circé. Elle te préparera un breuvage et elle mettra les poisons dans le pain, mais elle ne pourra te charmer, car l’excellent remède que je te donnerai ne le permettra pas. Je vais te dire le reste. Quand Circé t’aura frappé de sa longue baguette, jette-toi sur elle, comme si tu voulais la tuer. Alors, pleine de crainte, elle t’invitera à coucher avec elle. Ne refuse point le lit d’une Déesse, afin que tu délivres tes compagnons et qu’elle te traite toi-même avec bienveillance. Mais ordonne-lui de jurer par le grand serment des dieux heureux, afin qu’elle ne te tende aucune autre embûche, et que, t’ayant mis nu, elle ne t’enlève point ta virilité. »

Ayant ainsi parlé, Hermès me donna le remède qu’il arracha de terre, et il m’en expliqua la nature. Et sa racine est noire et sa fleur semblable à du lait. Les Dieux la nomment Môly. Il est difficile aux hommes mortels de l’arracher, mais les Dieux peuvent tout. Puis Hermès s’envola vers le grand Olympe (2), sur l’île boisée, et je marchais vers la demeure de Circé, et mon cœur roulait mille pensées tandis que je marchais.

Et, m’arrêtant devant la porte de la Déesse aux beaux cheveux, je l’appelai, et elle entendit ma voix, et, sortant aussitôt, elle ouvrit les portes brillantes et elle m’invita. Et, l’ayant suivie, triste dans le cœur, elle me fit entrer, puis asseoir sur un trône à clous d’argent, et bien travaillé (3). Et j’avais un escabeau sous les pieds. Aussitôt elle prépara dans une coupe d’or le breuvage que je devais boire, et, méditant le mal dans son esprit, elle y mêla le poison. Après me l’avoir donné, et comme je buvais, elle me frappa de sa baguette et elle me dit :

– Va maintenant dans l’étable à porcs, et couche avec tes compagnons.

Elle parla ainsi, mais je tirai de la gaine mon épée aiguë et je me jetai sur elle comme si je voulais la tuer. Alors, poussant un grand cri, elle se prosterna, saisit mes genoux et me dit ces paroles ailées, en pleurant :

– Qui es-tu parmi les hommes ? Où est ta ville ? Où sont tes parents ? Je suis stupéfaite qu’ayant bu ces poisons tu ne sois pas transformé. Jamais aucun homme, pour les avoir seulement fait passer entre ses dents, n’y a résisté. Tu as un esprit indomptable dans ta poitrine, ou tu es le subtil Odysséus qui devait arriver ici, à son retour de Troie, sur sa nef noire et rapide, ainsi qu’Hermès à la baguette d’or me l’avait toujours prédit. Mais remets ton épée dans sa gaine, et couchons-nous tous deux sur mon lit, afin que nous nous unissions, et que nous nous confiions l’un à l’autre.

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(1)   Dieu grec. Guide des voyageurs, patron des commerçants et des voleurs, messager des dieux (2) Séjour des dieux (3) Richement décoré

Version parodique de l’épisode d’Ulysse et Circé, Vème siècle avant J.C

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QUESTIONS

1)      Relevez les éléments de merveilleux contenus dans cet extrait. Quelle place y occupent les dieux ?

2)      Relevez les détails réalistes qui renvoient à l’univers humain.

3)      Quel épisode de cet extrait est présenté deux fois ? Quelle est la fonction de cette répétition ?

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Étude de document iconographique : Circé offrant la coupe à Ulysse, John-William Waterhouse, 1891

Circé offrant la coupe à Ulysse, John-William Waterhouse, 1891

Quels sont les éléments repris au texte source apparaissant dans le tableau ?


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TEXTE 2 : Jean de la Fontaine, Les compagnons d’Ulysse, Fables. 1694

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Les Fables de La Fontaine sont des réécritures d’apologues de l’antiquité. Ils viennent, pour l’essentiel, de l’œuvre du fabuliste grec Esope (VIème siècle avant J.C), du poète latin Phèdre (15-50 avant J.C) ou encore de textes hérités de la tradition orientale. Dans « Les compagnons d’Ulysse », le fabuliste s’inspire de l’épisode de Circé pour donner sa vision de la condition humaine et proposer une réflexion sur les passions.

[…]

Les Compagnons d’Ulysse, après dix ans d’alarmes,
Erraient au gré du vent, de leur sort incertains.
Ils abordèrent un rivage
Où la fille du dieu du jour (1),
Circé, tenait alors sa Cour.
Elle leur fit prendre un breuvage
Délicieux, mais plein d’un funeste poison.
D’abord ils perdent la raison ;
Quelques moments après, leur corps et leur visage
Prennent l’air et les traits d’animaux différents.
Les voilà devenus Ours, Lions, Eléphants ;
Les uns sous une masse énorme,
Les autres sous une autre forme ;
Il s’en vit de petits, exemplum ut talpa (2),
Le seul Ulysse en échappa.
Il sut se défier de la liqueur traîtresse.
Comme il joignait à la sagesse
La mine d’un Héros et le doux entretien,
Il fit tant que l’Enchanteresse
Prit un autre poison (3) peu différent du sien.
Une Déesse dit tout ce qu’elle a dans l’âme :
Celle-ci déclara sa flamme.
Ulysse était trop fin pour ne pas profiter
D’une pareille conjoncture.
Il obtint qu’on rendrait à ces Grecs leur figure.
Mais la voudront-ils bien, dit la Nymphe, accepter ?
Allez le proposer de ce pas à la troupe.
Ulysse y court, et dit : L’empoisonneuse coupe
A son remède encore ; et je viens vous l’offrir :
Chers amis, voulez-vous hommes redevenir ?
On vous rend déjà la parole.
Le Lion dit, pensant rugir :
Je n’ai pas la tête si folle ;
Moi renoncer aux dons que je viens d’acquérir ?
J’ai griffe et dent, et mets en pièces qui m’attaque.
Je suis Roi : deviendrai-je un Citadin d’Ithaque ?
Tu me rendras peut-être encor simple Soldat :
Je ne veux point changer d’état.
Ulysse du Lion court à l’Ours : Eh ! mon frère,
Comme te voilà fait ! je t’ai vu si joli !
– Ah ! vraiment nous y voici,
Reprit l’Ours à sa manière.
Comme me voilà fait ? comme doit être un ours.
Qui t’a dit qu’une forme est plus belle qu’une autre ?
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre ?
Je me rapporte aux yeux d’une Ourse mes amours.
Te déplais-je ? va-t-en, suis ta route et me laisse :
Je vis libre, content, sans nul soin qui me presse ;
Et te dis tout net et tout plat :
Je ne veux point changer d’état.
Le prince grec au Loup va proposer l’affaire ;
Il lui dit, au hasard (4) d’un semblable refus :
Camarade, je suis confus
Qu’une jeune et belle Bergère
Conte aux échos les appétits gloutons
Qui t’ont fait manger ses moutons.
Autrefois on t’eût vu sauver sa bergerie :
Tu menais une honnête vie.
Quitte ces bois, et redeviens,
Au lieu de loup, homme de bien.
– En est-il ?  (5) dit le Loup. Pour moi, je n’en vois guère.
Tu t’en viens me traiter de bête carnassière :
Toi qui parles, qu’es-tu ? N’auriez-vous pas sans moi
Mangé ces animaux que plaint tout le Village ?
Si j’étais Homme, par ta foi,
Aimerais-je moins le carnage ?
Pour un mot quelquefois vous vous étranglez tous :
Ne vous êtes-vous pas l’un à l’autre des Loups ?
Tout bien considéré, je te soutiens en somme
Que scélérat pour scélérat,
Il vaut mieux être un Loup qu’un Homme :
Je ne veux point changer d’état.
Ulysse fit à tous une même semonce (6),
Chacun d’eux fit même réponse,
Autant le grand que le petit.
La liberté, les bois, suivre leur appétit,
C’était leurs délices suprêmes :
Tous renonçaient au lôs (7) des belles actions.
Ils croyaient s’affranchir suivant (8) leurs passions,
Ils étaient esclaves d’eux-mêmes. […]

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(1)   Circé était la fille du soleil (2) « Par exemple la taupe » (3) L’amour (4) Au risque (5) Existe-t-il des hommes de bien ? (6) Mise en garde (7) Louange (8) En suivant

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QUESTIONS

1)      Relevez ce qui fait de ce texte une réécriture de l’Odyssée. Distinguez les points communs et les différences avec le texte source d’Homère.

2)      Identifiez les personnages des fables et les indices de l’apologue.

3)      Que critique La Fontaine au travers des propos des animaux ?

Gustave Doré, Les compagnons d’Ulysse,1867

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TEXTE 3 : Moravia, Le Mépris, 1955

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Ecrivain italien, Alberto Moravia raconte dans ce livre la vie de Richard Molteni. Le jeune homme, marié à la séduisante Emilie, rêve de devenir écrivain mais accepte d’écrire des scénarii de films à succès pour Battista, un réalisateur, et Rheingold, un producteur. Chacun des trois a sa propre lecture de l’Odyssée, qui détermine sa manière de concevoir l’adaptation et conduit le scénariste à l’échec. Moravia réfléchit ainsi à la difficulté de l’adaptation et aux rapports entre le cinéma et la littérature.

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Déprimé, énervé, perplexe, j’allai dans le salon et cherchai machinalement sur les rayons de la bibliothèque la traduction de l’Odyssée par Pindemonte (1). Puis je m’assis devant mon bureau, plaçai une feuille de papier sur la machine à écrire et, après avoir allumé une cigarette, m’apprêtai à commencer mon résumé. Je pensais que le travail calmerait mon anxiété ou tout au moins me la ferait momentanément oublier ; j’avais d’autres fois expérimenté ce remède. J’ouvris donc le volume et lus lentement tout le premier chant. Puis, en haut de la page, je tapai le titre : Epitomé (2) de l’Odyssée et un espace en dessous je commençai : « Depuis quelque temps déjà la guerre de Troie est finie. Tous les héros grecs qui y ont participé sont désormais retournés chez eux. Tous sauf Ulysse qui est demeuré loin de son île et des siens. » Parvenu à ce point, un doute me vint sur l’opportunité d’introduire dans mon abrégé le conseil des dieux durant lequel se discute justement le retour d’Ulysse à Ithaque ; pour y réfléchir, je laissai mon travail en suspens. Cette assemblée des dieux était importante, car elle introduisait dans le poème la notion de fatalité et de la vanité en même temps que de la noblesse et de l’héroïsme des efforts humains. Supprimer cette assemblée signifiait annuler le côté surnaturel du poème, éliminer toute intervention divine, supprimer la présence si aimable et poétique des diverses divinités. Mais sans nul doute Battista ne voudrait rien savoir des dieux qui ne représenteraient à ses yeux que des bavards inconséquents, s’affairant à prendre des décisions dont l’initiative pouvait fort bien être laissée aux protagonistes. Quant à Rheingold, son allusion ambiguë au film psychologique ne présageait rien de bon pour les divinités ; la psychologie exclut manifestement la fatalité et les interventions célestes, tout au plus retrouve-t-elle le destin au fond de l’âme humaine     , dans les replis obscurs du subconscient. Superflus donc ces dieux non spectaculaires et antipsychologiques… Mes réflexions sur ce point devenaient de plus en plus confuses et lentes ; de temps à autre je jetais un coup d’œil sur la machine à écrire en me disant qu’il fallait me remettre au travail, mais je ne parvenais pas à me décider et ne remuais pas le petit doigt. Immobile devant mon bureau, je finis par tomber dans une profonde et vide rêverie, remuant en moi-même la saveur aigre et froide des sentiments complexes et désagréables qui m’agitaient ; mais étourdi, las et vaguement irrité, je n’arrivais pas à me les définir. Puis tout à coup, comme une bulle d’air vient à affleurer la surface immobile d’un étang, cette pensée me vint à l’esprit : « Maintenant il va falloir que j’estropie l’Odyssée à la manière habituelle des réductions cinématographiques…et une fois le manuscrit terminé, ce volume ira dans ma bibliothèque retrouver tous ceux qui m’ont déjà servi pour d’autres scénarios…et dans quelques années, en recherchant un autre livre à massacrer pour un autre film, je reverrai celui-ci et me dirai : tiens, je faisais alors le scénario de l’Odyssée avec Rheingold…et ce travail a été fait en pure perte…Après avoir parlé chaque jour, matin et soir, pendant des mois, d’Ulysse et de Pénélope, des Cyclopes, de Circé, des Sirènes, le film ne fut pas fait, faute…faute d’argent.» A cette pensée, je fus saisi une fois de plus d’un dégoût profond pour ce métier qui m’était imposé. De nouveau, avec une douleur aiguë, je sentis que ce dégoût venait de la certitude qu’Emilie ne m’aimait plus. Jusqu’ici je n’avais travaillé que pour elle ; son amour venant à me manquer, mon travail n’avait plus aucun but.

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(1)   Ecrivain italien (1753-1828) et traducteur d’Homère (2) Résumé d’un ouvrage antique

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QUESTIONS

1)      Quel élément de l’Odyssée constitue un obstacle pour le scénariste ? En quoi cet obstacle illustre-t-il le décalage qui existe entre le texte antique et le lecteur moderne ?

2)      Quelles lectures différentes de l’œuvre incarnent les personnages de ce texte ?

3)      Comment se traduit le découragement du scénariste ?

4)      Comment interpréter la réflexion qui clôt cet extrait ?

Image du film Le mépris, Jean-luc Godard,1963

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Documents annexes

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Joachim du Bellay,   Heureux qui comme Ulysse, Les Regrets, 1558

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Poète de la Pléiade parti à Rome dans l’espoir d’y retrouver l’Antiquité chère aux humanistes, Du Bellay est déçu par les vestiges de l’Empire et par la vie romaine. Il regrette son Anjou natal. La figure d’Ulysse sert ici de modèle à l’auteur pour exprimer son désarroi.

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Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison (1),
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage (2) ?

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :

Plus mon Loire (3) gaulois, que le Tibre latin (4),
Plus mon petit Liré (5), que le mont Palatin (6),
Et plus que l’air marin la douceur angevine.

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(1)   Toison d’or à la recherche de laquelle part Jason (2) Beaucoup plus (3) La Loire (4) Fleuve qui traverse Rome (5) Village de naissance de Du Bellay (6) Colline romaine où étaient construits plusieurs palais impériaux.

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QUESTIONS

1)      Reformulez les sentiments exprimés par Du Bellay dans ce sonnet.

2)      Quelles sont les références à l’Antiquité contenues dans ce texte ? Comment le poète se situe-t-il par rapport à ces héros ?

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James Joyce, Ulysse, 1922

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Il s’agit là d’une des plus modernes réécritures d’Homère. L’écrivain irlandais fait d’Ulysse un habitant de Dublin, il s’appelle maintenant Léopold Bloom et se promène dans sa ville le 16 Juin 1904. Chaque moment de son périple transpose, à l’époque moderne, un épisode de l’Odyssée. Les sirènes sont ainsi deux serveuses dans un bar. Elles s’appellent Kennedy et Douce, elles cherchent à séduire Bloom afin de le faire boire. Pour restituer le charme du chant des sirènes, Joyce va jouer sur la musicalité du langage et sur les « mots valises », né de la fusion de deux mots. Notez qu’en cherchant à restituer ces effets en français, la traductrice fait elle-même de sa traduction une réécriture.

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En gloussant à gorge déployée les jeunes voix bronzedorées se fondirent, Douce avec Kennedy et ton autre œil. Elles rejetaient leurs jeunes têtes en arrière, bronze gloussandor, pour laisser libre cours à leur rire, se lançaient, ton autre, des signes de connivence l’une à l’autre, des notes suraiguës.

Ah ! haleter, soupirer. Soupirer, ah, consumée, leur hilarité se mourut.

Mlle Kennedy lèvra de nouveau sa tasse, but une gorgée et glougloussa. Mlle Douce, de nouveau penchée sur le plateau, enflait encore ses narines et roulait des yeux gonflés de rire. De nouveau Kennyglousse (2), abaissant sa jolie pyramide de cheveux, abaissés, exhiba son peigne en écaille de tortue, cracha hors de la bouche son thé, s’étranglant de thé et de rire, toussant de s’étrangler, miaulant.

– Oh ses yeux huileux ! Tu imagines être la femme d’un homme comme ça, miaulait-elle. Avec ses trois poils de barbe !

Douce laissa échapper un magnifique hurlement, le vrai hurlement d’une vraie femme, ravissement, joie, indignation.

– La femme de ce nez huileux, hurla-t-elle.

Note aiguë, avec rire grave, bronze sur or, elles surenchérissaient l’une l’autre, cloche sur cloche, carillons alternés, bronzor, orbronze, aigugrave, rire sur rire. Et elles riaient de plus belle. Je connez (3) huileux. Epuisées, hors d’haleine, leurs têtes chancelantes elles laissèrent retomber, torsades en pyramide sur coiffure laquée, sur le rebord du comptoir. Toutes rouges (O !), palpitantes, suantes (O !) et toutes soufflantes.

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(1)   Néologisme pour « posa ses lèvres sur »  (2) Kenny, diminutif de Kennedy, et glousse (3) Faute volontaire pour « connais », mot valise formé de connaître et de nez.

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QUESTIONS

1)      Quels champs lexicaux dominent dans cet extrait ?

2)      Qu’est qui, dans l’écriture, rend ce texte étrange ?

3)      Dans quelle mesure peut-on dire que l’attitude des deux serveuses est menaçante ?

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Jean Giono, Naissance de l’Odyssée, 1925

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Fasciné par l’univers méditerranéen, Jean Giono consacre sa première œuvre à une réécriture de l’Odyssée dans laquelle il imagine comment le texte a pu naître. Loin d’être un héros Ulysse a simplement peur de rentrer chez lui après la guerre de Troie et s’est installé sur une autre île avec une femme nommée Circé. Informé que Pénélope le trompe avec Antinoüs et que ses biens sont dilapidés, il décide de rentrer chez lui, malgré la peur d’affronter son rival. Un soir, dans une auberge, il entend des voyageurs parler de lui et de Pénélope. Il prétend alors être un compagnon d’Ulysse et invente le récit de leurs voyages. Un poète guitariste aveugle est le témoin privilégié du récit qu’il va lui-même enrichir et colporter.

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Au petit jour, le guitariste s’éveilla d’un sommeil fleuri comme une eau qui flue entre les genêts (1). Il perçut l’aube dans la lèche (2) glacée du vent : il lui semblait que deux pétales de pervenche étaient collés sur ses joues. Sa nuit intérieure était illuminée par un grand genêt d’or, les paroles d’Ulysse glissaient encore contre ses oreilles avec le vent confus. Il ramassa ses hardes (3) à tâtons. Des tintements de mors et de chaînes le guidèrent vers les écuries. Au seuil du portail, il comprit qu’un roulier (4) harnachait des mules.

« Tu attelles ?

– Oui, dit une voix mêlée au crissement de la paille.

–  Pour où ? »

Au lieu de répondre, l’autre siffla l’air : « Bilon Bilette… »

« Je suis aveugle, fils : les dieux ont mordu ! Si tu me laisses, pourrai-je jamais me dépêtrer de ces forêts ? Celui qui ne voit pas, tu sais… »

Il avait amené sur ses lèvres et sciemment (5) tordu un petit sourire souffreteux (6)…

« Je vais sur la piste de Mégalopolis, dit l’homme, attendre mon maître. […] »

Les mules allaient au pas. Le chemin était facile : les deux voyageurs ballaient ensemble de la tête. Le roulier somnolait, le guitariste portait en lui une ivresse d’or, le grand genêt resplendissant et tout fleuri qui illuminait sa nuit : la voix d’Ulysse.

Il confrontait intimement la merveilleuse histoire neuve et les vieux lantiponnages (7) appris et rabâchés de veillées en veillées. Des frissons émerveillés le parcouraient au souvenir de ces images que la voix d’Ulysse avait peintes sur le mur noir de ses ténèbres.

« Oh ! cette mer, où les sirènes agglomérées comme de blanches îles flottent dans la houle soulevée par leur chant.

« Oh ! ce boucoliaste (8) qui flûte et berce la mélancolie de son cœur avec ce soupir de flûte, au seuil de la caverne où l’herbe sanglante est fleurie d’os blêmes !

« Oh ! cette brume graminée (9) – Circé chargée de philtres – qui oscille et balance sa lourde tête dans la clairière étroite de la chênaie !

« Oh ! Oh ! Oh !… »

Il portait en lui le genêt d’or.

« Ça, ne pourrais-je pas mesurer (10) ces paroles et les chanter ? Un bourdon (11) de ma guitare imiterait la présence divine de la mer ; le grignotis de l’aigu ! Pallas (12) qui marche entre les oliviers aux feuilles dures, puis, puis… »

Et il fredonnait à voix basse.

Les paroles d’Ulysse faisaient lever en lui une nuée d’images neuves.

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(1)   arbrisseau à fleurs jaunes  (2) souffle, effleurement  (3) vêtements usagés  (4) conducteur de voiture à chevaux transportant des marchandises  (5) de façon volontaire  (6) souffrant, faible (7) discours sans intérêt (8) berger et poète grec (9) qui porte des grains en épis (10) mettre en vers  (11) son grave et continu  (12) Athéna, déesse de la sagesse.

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QUESTIONS

(1)   Repérez les passages où sont évoqués l’intrigue et les principaux personnages et épisodes de l’Odyssée.

(2)   Dans quelle mesure ce texte est-il une réécriture ?

(3)   Comment comprenez-vous le titre Naissance de l’Odyssée ?

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Passages de L’Odyssée d’Homère et illustrations antiques

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Ulysse et Nausicaa  CHANT VI

Ulysse et Nausicaa, Vème siècle avant J.C.

Effroyable, il parut, défiguré par la saumure,

et toutes s’égaillèrent vers l’extrême pointe des grèves.

Seule resta l’enfant d’Alcinoos ; car Athéna

lui donnait du courage et chassait la peur de ses membres.

Elle était immobile ; en face d’elle, il hésitait

s’il prendrait aux genoux la jeune fille au beau visage

ou dirait à distance des mots doux comme le miel

pour l’implorer de le vêtir et conduire à la ville.

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Ulysse et Polyphème CHANT IX

Ulysse et ses compagnons aveuglent Polyphème, 550 avant J.C.

Partout sur la paupière et le sourcil grillait l’ardeur

de la prunelle en feu ; et ses racines grésillaient.

Comme quand le forgeron plonge une grande hache

ou une doloire dans l’eau froide pour la tremper,

le métal siffle, et là gît la force du fer,

ainsi son œil sifflait sous l’action du pieu d’olivier.

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Ulysse s’enfuyant caché sous un bélier  CHANT IX

Ulysse s’enfuyant du repaire de Polyphème sous un bélier, 590 avant J.C.

Lorsque parut la fille du matin, l’aube aux doigts roses,

les béliers aussitôt bondirent vers le pâturage ;

les femelles bêlaient, qu’il n’avait traites, près des parcs,

le pis gonflé. Rongé de malignes douleurs,

le Cyclope palpait le dos de chaque bête

qui passait. Mais le sot ne sut pas deviner

qui était attaché sous le poitrail laineux des bêtes.

Le dernier du troupeau, mon bélier marchait vers la porte,

alourdi par sa laine et par mon poids d’homme rusé…

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Circé à la baguette  CHANT X

Circé et sa baguette, Vème siècle avant J.C.

Elle me fit asseoir dans un fauteuil aux clous d’argent.

Elle me prépara son mélange dans une coupe

et jeta la drogue dedans, tramant son crime.

Elle m’offrit la coupe d’or ; je la vidai sans résultat ;

puis, me frappant de sa baguette, elle me dit :

« Allons, au tect ! Va retrouver tes compagnons ! »

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Les compagnons d’Ulysse changés en porcs  CHANT X

Les compagnons d'Ulysse changés en porcs, Vème siècle avant J.C.

Elle avança la coupe, qu’ils vidèrent ; peu après,

sur un coup de baguette, ils étaient bouclés dans les tects.

Des cochons, ils avaient les groins, les grognements, les soies,

tout enfin, sauf l’esprit, qui resta esprit de mortel.

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Les Sirènes  CHANT XII

Ulysse et les sirènes, Vème siècle avant J.C.

L’imprudent qui s’approche et prête l’oreille à la voix

de ces Sirènes, son épouse et ses enfants

ne pourront l’entourer ni fêter son retour chez lui.

Car les Sirènes l’ensorcellent d’un chant clair,

assises dans un pré, et l’on voit s’entasser près d’elles

les os des corps décomposés dont les chairs se réduisent.

Passe devant sans t’arrêter ; bouche l’oreille de tes gens

d’une cire de miel pétrie, afin qu’aucun

d’entre eux n’entende ; écoute, toi, si tu le veux,

mais que dans le navire ils te lient les pieds et les mains

debout sur l’emplanture, en t’y attachant avec cordes,

et tu pourras goûter la joie d’entendre les Sirènes.

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Télémaque et Pénélope CHANT XVII

Pénélope à son métier à tisser et Télémaque, 440 avant J.C.

De sa chambre sortit alors la sage Pénélope,

pareille à Artémis, ou à l’Aphrodite dorée ;

elle prit dans ses bras son fils, toute pleurante,

baisa son front, baisa ses deux beaux yeux

et, tout en gémissant, lui dit ces mots ailés :

« Te voilà revenu, Télémaque, douce lumière !

Je ne l’espérais plus depuis ce départ pour Pylos

en secret, malgré moi, à la recherche de ton père !

Mais dis-moi en détail tout ce que tu as bien pu voir ! »

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Ulysse et Euryclée  CHANT XIX

Euryclée lavant les pieds d'Ulysse, 440 avant J.C.

« Et je te laverai, tout ensemble pour Pénélope

et pour toi, car mon cœur là-dedans se soulève

d’émotion. Mais entends ce que je vais te dire :

beaucoup d’hôtes infortunés sont venus au palais,

mais je dis que pas un ne ressemblait autant que toi

pour la taille, la voix et les pieds, à Ulysse ! »

L’ingénieux Ulysse alors lui répondit :

« O vieille, ainsi disaient tous ceux qui nous ont vus

l’un et l’autre, que nous avions beaucoup de traits communs,

 comme toi-même le remarques finement. »

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Ulysse et les prétendants  CHANT XXII

Muni de son arc, Ulysse massacre les prétendants, 440 avant J.C.

Alors l’ingénieux se dépouilla de ses haillons,

bondit sur le grand seuil, tenant son arc et son carquois

rempli de flèches, répandit les rapides traits

à ses pieds devant lui, et dit aux prétendants :

« Voici finie cette épreuve pénible !

Maintenant c’est une autre cible, encore intacte,

que j’espère toucher, si Apollon m’en accorde la gloire ! »

4 réponses
  1. avatar
    Daniel Collet dit :

    Bonjour,
    Nous avons fait des recherches sur cette image, après l’avoir trouvée sur Internet, sans en trouver l’auteur. Désolé, nous ne pourrons répondre à votre interrogation.
    Cordialement,
    L. Hottin

  2. avatar
    Michèle Schnell-Iss dit :

    Monsieur,

    Vous risquez certes d’être déçu par mon intervention, qui ne concerne point vos écrits, mais ……….. l’image d’Ulysse (d’après Kikojo) en première page.
    Prof de français, je suis occasionnellement un « écrivain-amateur » dont le dernier texte fait allusion à Ulysse. Cette image m’intéresse donc : auriez-vous la gentillesse de me dire si sa reproduction est possible sur la une de couverture d’un livre, si on en précise bien la provenance ? Ou faut-il payer des droits à l’auteur de l’image ?
    Je vous remercie par avance de votre aimable réponse et vous présente, Monsieur, mes plus sincères salutations,

    Michèle Schnell-Iss.

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